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Montaigne et Rousseau ne se ressemblaient guère : tempérament, esprit, caractère, condition, sans compter la distance des temps, tout chez eux différait ; un seul point les rapprochait : ils étaient l’un et l’autre atteints de maladie, toujours dans un état valétudinaire, dont il semble qu’un philosophe devrait s’accommoder avec résignation. Il n’en fut rien cependant, et ni Montaigne ni Rousseau ne purent s’habituer à leurs souffrances ou les endurer doucement comme Lucien ou le pauvre Scarron, qui se moquaient de leurs propres maux et s’en consolaient en plaisantant. Là est tout le secret d’une animadversion passionnée contre l’art médical et ses adeptes.

Montaigne souffrait de la gravelle : il en a assez parlé dans ses Essais, ce « livre de bonne foy, » comme il dit, qui a tant servi au contentement de sa vanité et à la satisfaction de son amour-propre. Un homme du métier n’aurait pu décrire plus minutieusement les symptômes de cette affection : il en étudie patiemment les causes et les effets, en énumère les inconvéniens, en calcule même les suites et les avantages, oui, les avantages, car ce sceptique, si indifférent en apparence à toutes choses, et qui ne l’est véritablement que pour ce qui ne le touche pas de près, ce sceptique tire doublement parti de sa maladie : premièrement, pour médire des médecins et de la médecine, en second lieu, pour faire montre de son courage, de sa patience inaltérable, de la résistance qu’il opposait à la douleur, imitant en cela les vieux stoïciens. En même temps il ne laisse pas d’aventurer quelques idées sur la nature du mal, de disserter sur les remèdes, de faire de la théorie, et de prodiguer des conseils pour la pratique. Ce philosophe malade oublie son rôle, sort de ses attributions, et raisonne en médecin, mais autrement à coup sûr qu’un médecin ne raisonnerait, fût-il malade. On sent que Montaigne, qui avait couru toutes les eaux de l’Europe pour guérir sa gravelle, n’a pas voulu perdre le fruit des observations qu’il a consignées bien ou mal dans son journal de voyage, et l’on s’aperçoit bien vite qu’il avait profité quelque peu dans les consultations de médecine où il avait été admis en Italie. Dissertant sur toutes choses et à propos de tout, il trouva bon de dérober aux médecins leur robe et leur bonnet, et, dans ce costume, il se plut à s’escrimer contre la faculté ; mais la faculté est sans rancune, et c’est un médecin ingénieux et savant qui s’occupe aujourd’hui, avec une persévérance bien rare, de recueillir pieusement tout ce qui concerne la vie et les écrits du philosophe périgourdin : œuvre méritoire et désintéressée qui ferait envie à Mlle de Gournay.

Rousseau, non plus que Montaigne, n’a ménagé l’art médical. Il était malade aussi, et ce ne fut pas de la tête seulement. Il vint au monde avec un de ces vices de conformation que l’homme apporte