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et de son talent, les efforts qu’il tente pour agrandir son domaine et augmenter sa gloire, l’art qu’il déploie pour ne point se répéter. Il ne se reposeras sur ses lauriers académiques, et il semble penser que la destinée du poète est d’épuiser la moisson de beauté que Dieu a mise en lui, pour en faire largesse à la foule ; comme son Ulysse, il croit que la vie est faite

To strive, to seek, to find and not yield.


Il a donc fait une tentative toute nouvelle, et a essayé son talent dans un nouveau genre poétique, le récit lyrique. Comme Victor Hugo, M. Tennyson nous donne aujourd’hui ses petites épopées.

Il a choisi les légendes de la Table-Ronde pour sujets de ses derniers poèmes. Si jamais sujets furent en rapport parfait avec l’imagination du poète, à coup sûr ce sont ces légendes délicieuses où l’héroïsme revêt des formes si délicates, et où la passion s’exprime avec de si respectueuses réticences. Ces légendes lui étaient d’ailleurs depuis longtemps familières, et plus d’une fois il avait pris, sinon comme thème, au moins comme prétexte de ses fantaisies, le roi Arthur, sir Lancelot du Lac et sir Galahad. Aujourd’hui il prend ces légendes non plus comme prétexte, mais comme sujet même et substance de ses chants. Toutefois, même dans ces poèmes, plus amples que ses anciennes compositions, il est resté fidèle à son génie, et il a révélé plutôt un genre nouveau qu’un poète nouveau.

Quelle âme poétique et rêveuse n’a pas été frappée des contrastes si délicatement nuancés qui distinguent les légendes de la Table-Ronde ? Elles s’élèvent jusqu’aux sommets les plus éthérés de la sainteté et de la perfection religieuse, et descendent jusqu’à ces régions douteuses où la tendresse des sentimens confine à l’immoralité ; le dévouement aux lois de Dieu s’y mêle fort singulièrement à l’amour de la créature. Qui n’a pas cherché à trouver l’unité qui réunit ces contrastes ? Ces légendes ne sont point une représentation de la vie humaine extérieure, elles sont une représentation de la vie intérieure de l’âme et de ses aventures spirituelles. La conquête du Saint-Graal, symbole de sainteté et signe de l’union conclue entre l’homme et Dieu, est l’objet des poursuites de tous les chevaliers ; ils partent tous pour aller contempler le vase sacré, legs fait à la terre par le plus pieux des hommes, et cependant la plupart restent en chemin. Ils sont arrêtés sur leur route par quantité d’aventures qu’ils ne cherchaient point, et ils sont forcés d’interrompre leur pèlerinage ; peuvent-ils se laisser accuser de félonie, de trahison, et se rendre coupables d’une prudence qui plus tard leur serait reprochée peut-être comme une trahison ? C’est une victime qu’il faut