Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/494

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

délivrer, un affreux géant qu’il faut combattre, une dame dont la reconnaissance sera plus mortelle que le glaive de dix ennemis. Combien en est-il qui arriveront, et parmi ceux qui atteindront leur but, combien dont la renommée n’était pas plus pure au départ qu’à l’arrivée ? Le brave Parceval lui-même, le plus candide des chevaliers, n’échappera pas à ces pièges de la destinée. Lorsqu’ils seront revenus à la cour d’Arthur, de nouveaux dangers les attendent, car cette cour chevaleresque, présidée par un roi sans tache, modèle de toutes les vertus, semble le lieu de rendez-vous de toutes les tentations subtiles. Le palais est aspergé d’eau bénite, mais le diable rôde tout autour. Soyez brave comme Lancelot, vous serez désarmé par les regards de la reine Genièvre ; loyal comme Tristan, et la reine Yseult vous apprendra la trahison. Toutes ces âmes si pures, si candides, si courageuses, mises en contact les unes avec les autres, perdent une à une leurs vertus ; elles descendent au mal sans s’en apercevoir, tant elles roulent avec lenteur sur une douce pente. Quelles fines et délicates moralités se dégagent de ces vieilles légendes ! Connaissez-vous une plus aimable satire des dangers de la sociabilité et un plus aimable aveu de l’impuissance de l’âme à atteindre la perfection sur la terre ? Rêvez, rêvez la conquête du Saint-Graal, et un jour que l’air sera trop amolli, vous jetterez avec complaisance vos regards sur la terre ; jurez d’être des modèles de fidélité et de constance, et un jour vous sentirez le mur de glace s’élever dans votre âme ; jurez d’être des modèles de dévouement, et un jour vous sentirez le ver de l’égoïsme piquer votre cœur. Ah ! vous vous glorifiez dans votre sagesse ! Prenez garde que la fée Viviane n’ait prise sur vous par quelque endroit. Voilà les aventures qui vous arriveront, à vous qui vous appelez Arthur et Merlin, Lancelot et Parceval, Tristan et Galahad !

Il m’est souvent arrivé de plaindre le sort du roi Arthur. Quelle destinée lamentable que celle de ce roi sans reproches ! Toutes les déceptions lui étaient réservées. Ame éprise d’honneur et de noblesse, il voulut fonder dans la chevalerie de la Table-Ronde une institution qui se rapprochât aussi près que possible de l’idéal, et un instant il put croire qu’il avait réussi ; mais la fragile nature humaine le trahit. Ses chevaliers tombèrent dans le péché. Élégante fut leur faute et sincères furent les torrens de larmes que leur arracha le repentir ; mais la confiance du roi en son idéal en reçut une atteinte mortelle. Quelle tristesse ne dut-il pas ressentir par exemple le jour où éclata le scandale de Tristan et d’Yseult ? Pour se consoler de ses déceptions, il n’avait pas même la ressource du bonheur conjugal ; la reine Genièvre n’avait-elle pas la première donné l’exemple du péché ? Toutes ses grandes qualités, sa noblesse, son