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furent perdues, quelques-unes volées, d’autres gardées comme reliques ; mais jamais plus les deux mêmes perles sœurs ne s’embrassèrent dans la corde de soie sur son cou blanc. Il en est de même de cette chanson. Elle vit dispersée dans bien des mémoires, et chaque poète la chante différemment. Cependant il y a un vers admirable, la perle des perles : « L’homme rêve la renommée, tandis que la femme veille dans la pensée de l’amour. » C’est bien vrai ; fût-il des plus vulgaires, l’amour sculpte et creuse une portion du solide présent, ronge et emploie la vie, insouciant de tout le reste ; mais la renommée, la renommée qui suit la mort, n’est rien pour nous. Et qu’est-ce que la renommée, si ce n’est une demi-diffamation échangée contre l’obscurité ? Vous-même, vous savez bien que l’envie vous nomme fils du diable, et que parce que vous semblez le maître de tout art, les hommes voudraient faire de vous le maître de tout vice. »

C’est à juste raison que M. Tennyson a intitulé ses poèmes Idylles du Roi. Ce sont en effet des idylles chevaleresques, des bucoliques héroïques, des chants alternés, entrecoupés çà et là d’une description, complétés par un récit ingénieux, dans lequel l’auteur s’est étudié soigneusement à imiter la naïveté enfantine des anciens poètes. Cette poésie coule avec une lenteur paresseuse, comme un large fleuve qui ne déborderait jamais sur ses rives ; tous les objets y laissent leurs images et leurs couleurs sans que les ondes y perdent rien de leur transparence. Une tranquillité parfaite règne dans l’âme du poète, dont le ton est toujours égal et soutenu ; pas un accent brusque et inattendu : les paroles s’appellent les unes les autres, sans effort, comme dans le discours familier. Dans ces poèmes, M. Alfred Tennyson a révélé un style nouveau, qu’on peut appeler le lyrisme familier, et qui est bien le langage vulgaire que l’imagination aime à prêter aux chevaliers de la Table-Ronde. Les héros de M. Tennyson s’expriment simplement, mais soyez sûr que le mot qu’ils choisissent pour exprimer telle ou telle nuance de leur pensée est toujours le mot exquis. On ne peut réellement pas dire qu’ils s’expriment poétiquement, tant la simplicité de leurs paroles est grande : ils parlent un langage intermédiaire entre la prose et la poésie, qu’on pourrait appeler la prose des âmes élégantes et chevaleresques. Ces poèmes, plus irréprochables que les chevaliers dont ils expriment les sentimens, résistent absolument à l’analyse, et échappent à toute critique. Le caractère de leur beauté est une douceur discrète qui ne se dément jamais, et ne laisse place à aucun commentaire. Ceci une fois dit, je déclare que je préfère de beaucoup les anciennes œuvres de M. Tennyson à ces nouveaux poèmes, qui me semblent beaucoup trop semblables à l’irréprochable Grandisson. Je ne crois pas que l’art de bien dire puisse aller plus loin, et qu’il soit possible de trouver une plus parfaite union entre l’expression