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le plus essentiel et le plus utile pour les deux nations. Il énuméra à ce sujet les griefs de l’Angleterre, s’étendit sur les événemens de Canton et sur l’insolence du vice-roi Yeh, raconta la prise de la ville par les forces alliées, qui, en ce moment encore, y tenaient garnison. Les Chinois parurent tout ébahis d’entendre ce que M. Lay leur disait de la situation de Canton ; ils déclarèrent (et certainement ils ne mentaient pas) que le gouverneur Pi-kwei n’avait pas ainsi exposé l’état des choses. Ils promirent que le gouvernement enverrait de nouvelles instructions pour régler les rapports entre les autorités chinoises et les consuls, de façon à empêcher à l’avenir toute complication ; mais, quant à la résidence d’un ministre à Pékin, ils se prononcèrent très formellement pour la négative. Jamais l’empereur n’y consentirait ; il aimerait mieux la guerre. M. Lay ne se montra nullement effrayé de cette éventualité, et il poursuivit son thème, en invoquant les nombreux argumens que l’on connaît. « Si la Chine était bien inspirée, ajouta-t-il, elle se ferait de la Grande-Bretagne une amie, et dans ce cas elle n’aurait rien à craindre d’autres puissances. La Grande-Bretagne est la plus influente des nations intéressées dans les affaires du Céleste-Empire. » Voilà de l’anglais tout pur. M. Lay était certes fort mal inspiré en parlant au nom de l’Angleterre un pareil langage, alors que la France était là : c’était pour le moins une inconvenance ; mais il ne s’attendait sans doute pas à l’indiscrétion maladroite d’un futur blue-book. Les Chinois semblèrent assez touchés de ce raisonnement, dont ils n’avaient point à apprécier la délicatesse, et l’un d’eux, nommé Pieou, qui prenait le plus souvent la parole, s’absenta un moment pour aller en conférer avec Kouei-liang. À son retour, il insista sur l’excellente idée de M. Lay, et demanda si dans le cas où l’on admettrait à Pékin un ministre anglais, il faudrait aussi recevoir des ministres de France, de Russie et des États-Unis. L’interprète ne put s’empêcher de lui répondre que les ministres des autres nations devraient être également admis à la cour, et il voulut bien démontrer que cette combinaison serait la meilleure. « Cependant, reprit le diplomate Pieou, pensez-y, la chose en vaut la peine : nous tiendrons ainsi les autres puissances en échec. Encore une idée ! Il serait bien que, sauf dans les grandes cérémonies, le ministre anglais et sa suite qui habiteraient Pékin s’habillassent en chinois. De cette façon, le peuple n’y verrait plus rien, d’alarmant. » M. Lay avoue, dans son rapport à lord Elgin, qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire en écoutant Pieou développer sa merveilleuse invention ; mais la séance durait depuis près de cinq heures, et il put ajourner la discussion de ce moyen.

Le lendemain 7 juin, M. Lay eut une entrevue avec Kouei-liang.