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la cale pour déposer mes effets entre deux sacs de cacao, et quand je remontai l’échelle périlleuse, nous étions au milieu de la baie.

Le Narcisse était une petite embarcation délabrée du port de 24 tonneaux, et si mal aménagée que le seul espace libre où l’on pût se promener n’avait pas plus de deux mètres de long. De moment en moment, la crête des vagues nous cachait l’horizon, et l’on eût dit que dans le lointain la ville jaillissait du sein de la mer et s’y abîmait tour à tour. À chaque nouvelle lame, notre mât de beaupré plongeait en partie, et l’eau venait ruisseler jusqu’à l’arrière. L’espace resté sec était bien petit ; il fallait cependant s’en contenter, et je m’y installai de mon mieux, les pieds plantés en arc-boutant contre le rebord de l’ouverture de la cale, le dos appuyé sur le bordage, un bras passé autour d’une corde ; j’essayai de faire corps pour ainsi dire avec l’embarcation, et de ne pas remuer plus qu’une poutre amarrée sur le pont. Mes yeux ne pouvaient se détacher des vagues écumeuses, au milieu desquelles se jouaient des méduses transparentes et des requins fendant la surface de l’eau de leur nageoire dorsale, triangulaire et tranchante comme un couteau de guillotine.

L’équipage du Narcisse se composait de quatre hommes : le propriétaire, le capitaine, le matelot et le mousse. Le premier était un nègre herculéen, à la figure puissante et placide ; couché sur le pont, il regardait avec une satisfaction profonde la voile de son navire enflée par le vent, les sacs de cacao empilés dans sa cale, et même l’humble passager étendu à ses côtés ; il jouissait voluptueusement du privilège de posséder ; rarement daignait-il s’occuper de la manœuvre et prêter main-forte, lorsqu’il s’agissait de héler sur une corde ou de virer de bord. Du reste, il était d’une douceur ineffable, et désirait voir tous ses compagnons aussi heureux que lui-même ; si le capitaine n’eût pas commandé, si le matelot et le mousse se fussent croisé les bras, il se serait laissé paisiblement dériver sur un récif sans que la satisfaction peinte sur son visage en eût été troublée. Vrai type du nègre des Antilles, il se disait cosmopolite, et flottait de vague en vague, de terre en terre, comme un alcyon ; il parlait également mal toutes les langues, tous les patois des peuples établis autour de la mer des Caraïbes, et répondait indifféremment aux noms de don Jorge, de John et de Jean-Jacques. Le capitaine, jeune, beau, actif, mais bavard, impatient, colère, ne cachait guère le mépris qu’il avait pour son placide armateur ; cependant il avait le bon sens de ne pas le brusquer. Fils d’un Français marié à Carthagène, Jose-Maria Mouton tenait sans doute de son père ses traits, ses manières et sa vivacité ; mais il avait pris les habitudes et les superstitions du pays, et ne savait plus un mot de la langue de ses