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moi. Il est impossible de ne pas ressentir une étrange commotion physique quand on laisse derrière soi l’atmosphère chaude et lumineuse pour pénétrer sous l’ombre moite, humide, solennelle d’une forêt vierge. À quelques pas de la mer, je pouvais me croire à cent lieues dans l’intérieur du continent : partout un fouillis inextricable de branches, partout de mystérieuses profondeurs où l’œil osait à peine s’aventurer ; autour de moi, des rochers dont les parois disparaissaient sous des feuilles entrelacées ; sur ma tête, un dôme de verdure à travers lequel pénétrait un vague demi-jour répercuté de branche en branche. Quelle différence entre ces forêts tropicales et nos forêts calmes et symétriques, nos bois-taillis surtout, où chaque arbre, meurtri par la cognée, est noué comme un infirme et tord dans l’angoisse ses bras grêles et disgracieux ! Dans les pays aimés du soleil, les arbres géans que la terre nourrit roulent sous leur écorce une sève bien autrement impétueuse, et l’on dirait que d’eux-mêmes le sol, l’eau et le roc se dissolvent pour entrer plus rapidement dans le circuit de la vie végétale. Les cimes sont plus hautes et plus touffues, la couleur des feuilles et des fleurs est plus variée, les parfums sont plus acres et plus violens, le mystère de la forêt est plus redoutable, et ce n’est pas le repos, c’est l’effroi qu’on respire sous ces ténébreux ombrages.

J’avançais avec précaution, d’un pas religieux et presque tremblant. Des lézards, d’autres reptiles entrevus sur le bord du ruisseau disparaissaient dans le fourré avec un grand bruissement de feuilles ; devant moi s’épaississait l’ombre : je m’arrêtais donc et m’assis sur le bord d’un rocher dans lequel l’eau avait creusé une vasque toujours remplie d’écume et de murmures. En me retournant, je voyais, à l’extrémité de la trouée obscure par laquelle j’avais pénétré dans la forêt, le fond d’une petite anse où des flots bleus aux franges argentées venaient mourir sur le sable éblouissant de blancheur. Je restai de longues heures sur ce rocher pendant que don Jorge faisait sa sieste à l’ombre d’un caracoli[1] qui étendait ses grandes branches au-dessus de la plage.

Ma seconde visite fut pour la ville de Portobello, où le capitaine Mouton, revêtu de ses habits de fête, voulait, disait-il, acheter, quelques sacs de cacao ; en réalité, il allait tout simplement conter fleurette à une señorita. Quant à moi, je me hâtai de parcourir les rues de Portobello pour y découvrir les traces de la splendeur d’autrefois. Malheureusement ces traces se réduisent à bien peu de chose : de misérables huttes couvertes de roseaux ou de feuilles de palmier remplacent les vastes constructions des Espagnols ; çà et là

  1. Anacurdium caracoli, arbre magnifique ayant le port de nos châtaigniers.