Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/651

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je l’interrogeais sur le but de son voyage : Soy el capitan (je suis le capitaine), dit-il en m’interrompant d’une voix faible. — Comment ! celui qui consulte la boussole maintenant n’est-il pas le capitaine ? — Si, pero io soy el capitan de papel (je suis le capitaine de papier). — Et il me montra un certificat timbré et paraphé qui lui donnait en effet le titre de patron. Je ne sais par quelle fiction légale il était ainsi obligé de s’emprisonner à bord d’une goélette où, depuis plusieurs années, il souffrait constamment le martyre, et où son titre officiel ne lui donnait pas même le droit de faire larguer une corde. Le pauvre captif était certainement à plaindre. De temps en temps il tournait mélancoliquement les yeux vers deux ouistitis qui montaient et descendaient dans les agrès ; mais les gambades les plus risibles des deux singes ne réussissaient pas à dérider son visage souffreteux et amaigri. Seulement, pendant les repas, il souriait du bout des lèvres en voyant les petits animaux sautiller autour des plats, s’emparer des tasses de café brûlant, s’en coiffer pour absorber plus tôt le liquide, puis se rouler en poussant des gémissemens lamentables.

Après huit heures de traversée, nous arrivions en face de la vaste embouchure de la Boca-Ceniza (Bouche-Cendre)[1], bras principal du Rio-Magdalena, obstruée par des bas-fonds et de nombreuses îles basses où croissent des mangliers. Le capitaine se mit à la barre ; dirigeant vers la pointe de l’une de ces îles sa goélette, qu’il fit rapidement louvoyer entre des bancs de sable, il l’introduisit dans un chenal dont l’eau verdâtre et chargée de débris végétaux permettait cependant de voir le fond à 3 ou 4 mètres au-dessous de la surface. Devant nous, entre une île de palétuviers et les escarpemens rougeâtres de la côte, s’étendait une grande lagune où reposaient plusieurs navires à l’ancre : c’était le port de Savanilla. Sachant que ce port est celui qui expédie à l’étranger presque tous les produits de l’agriculture et de l’industrie grenadines, je cherchais des yeux la ville et ses édifices ; mais je ne voyais qu’une maison blanche nouvellement construite pour le service de la douane, et non encore habitée. Enfin on me fit remarquer au bord de l’eau une longue rangée de huttes couvertes de feuilles de palmier, et se confondant de loin avec le sol rougeâtre sur lequel elles étaient bâties : c’était le village florissant dont le port a hérité du commerce de Carthagène des Indes. N’étant pas encore habitué à toute espèce de gîte, je frémis en voyant ces huttes misérables. Il s’agissait de reconnaître de loin, parmi ces chétives habitations, celle où je pourrais me faire donner de gré ou de

  1. Ainsi nommée à cause de ses atterrissemens de sable fin.