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nous lisent presque pas, et la littérature française d’aujourd’hui, recherchée à titre de délassement, est rarement prise au sérieux. Qu’il y ait de l’injustice et des préventions mal fondées dans cette indifférence à l’égard de nos travaux scientifiques, je suis loin de le contester ; mais le fait est là, et il n’en faut pas chercher la cause ailleurs que dans le silence gardé par l’esprit français sur les questions les plus débattues et les plus étudiées du monde civilisé. Ce ne sont pas seulement les théologiens de profession qui ont pris l’habitude de se passer de nous, c’est aussi cette foule de penseurs et d’hommes éclairés qui éprouvent le besoin d’avoir des opinions religieuses, sans être théologiens, à peu près comme nous avons tous notre hygiène sans que nous regardions comme nécessaire d’avoir pour cela notre diplôme d’études médicales. On ne saurait croire combien de fois cette peur affectée de toucher du bout du doigt à une question religieuse, quand on parle d’histoire, de sciences naturelles, de physiologie, de philosophie même, on ne saurait croire, dis-je, combien cette réserve, qui paraissait à nos savans le comble de la sagesse pratique, qui leur semblait dictée par le bon goût, les convenances, la méthode scientifique, a provoqué le dédain ou l’impatience de nos lecteurs étrangers. Que de fois nos théories historiques en ont souffert ! que de fois l’absence de ce génie critique provenant d’études prolongées sur les peuples et les sociétés disparues, et réclamant ce tact particulier qu’on a si justement appelé le sens de l’antiquité, a fait du tort à nos appréciations ! Qu’on ne se récrie pas sur l’importance exagérée que j’attribuerais à une lacune qui, à première vue, doit paraître fort peu sensible dans les œuvres purement littéraires ou scientifiques telles que nous les entendons : il n’est pas du tout nécessaire d’aborder directement les questions religieuses pour qu’elle se fasse sentir. Il serait souvent très difficile de noter les livres, d’indiquer les études, les recherches, les théories physiques ou littéraires qui en souffrent. C’est un certain tour d’esprit, une tendance vers les choses infinies, vers l’absolu, qui fait défaut, et dont l’absence est ressentie souvent sans que l’on s’en rende compte. Il faut bien qu’il en soit ainsi, car il y a eu évidemment pendant une période assez longue un manque d’affinité entre notre esprit scientifique et celui des nations étrangères, et par suite une impuissance marquée de notre part à imprimer notre cachet, comme nous le faisions au siècle dernier, sur la pensée scientifique du monde contemporain. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, le fait est que dans le domaine des sciences c’est l’esprit allemand qui est l’envahisseur chez tous les peuples civilisés, et nous sommes parmi les envahis.

N’avons-nous donc que des regrets et des plaintes à faire entendre ?