Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans la nuit, surtout quand on ne sait pas bien où on veut aller, il est naturel d’hésiter, d’errer beaucoup et de revenir plus d’une fois sur ses pas. N’ayant aucun système préconçu, on fut à son aise pour les essayer tous, les abandonner et les reprendre, ensemble ou successivement : irrésolution d’autant plus naturelle que, dans quelque voie qu’on s’engageât, quelque usage qu’on essayât de faire du territoire conquis, on rencontrait des difficultés inattendues et à la première apparence insurmontables. Présenter le tableau complet de ces difficultés de manière à les embrasser d’un coup d’œil, c’eût été peut-être alors faire acte de mauvais citoyen, en décourageant les efforts d’une armée et d’une administration généreuses. Aujourd’hui la France a reçu et donné tant de gages sur le sol de l’Afrique que le découragement n’est plus à craindre. Aujourd’hui d’ailleurs beaucoup des obstacles sont surmontés, et la France voit déjà poindre le jour qui justifiera et récompensera sa persévérance. Un tel exposé, loin d’être dangereux, peut donc être utile pour aider à mesurer le chemin parcouru, les fautes commises, les progrès obtenus et la tâche qui reste encore à accomplir. Poser nettement quelles étaient au début de l’opération les obscures données du problème, c’est la meilleure manière de vérifier les erreurs commises dans le calcul et les pas qui ont été faits vers la solution.

Il fut un temps où l’usage à faire d’une conquête n’était pas matière à longue délibération : il y en avait un tout simple, qui se présentait tout naturellement, et dont le résultat était habituellement profitable. Les vainqueurs accouraient en masse et prenaient individuellement, chacun pour son compte, possession d’un lot du sol conquis. Le vaincu, spolié, réduit en servitude ou en vasselage, ne conservait le plus souvent que le droit de cultiver pour autrui la terre que le sort des armes lui avait enlevée. De nouveaux propriétaires, s’installant ainsi, au nom de la force, sur des sillons qu’ils trouvaient creusés et dans des bâtimens qu’ils trouvaient construits, formaient à la surface du pays une population enrichie et puissante, qui ne tardait pas à y prendre racine. Personne dans l’antiquité ne s’avisait de contester la légitimité d’un tel usage de la conquête, et Rome elle-même, la conquérante habile et modérée par excellence, l’adoucit en pratique, sans l’abandonner jamais en principe. Ses colonies militaires, petites places fortes élevées au sein des provinces soumises, dotées de biens-fonds à leurs dépens, s’élevaient comme autant de témoins d’un droit qui cédait devant la politique, mais non devant la justice. L’Évangile même, commenté, il est vrai, par les Barbares, ne fit point disparaître cette brutale interprétation du droit de conquête, et l’invasion germaine au contraire en fut l’éclatante consécration. La dépossession du sol devint plus que jamais