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les moins réfléchis, si la conquête, ainsi entendue et ainsi restreinte, apportait avec elle des compensations suffisantes à ce qu’elle avait coûté et devait coûter encore.

Du moment qu’une conquête n’offre plus les profits matériels, sensibles, tangibles au doigt et à l’œil, qu’elle produisait autrefois, elle ne peut rendre à la nation conquérante d’autres services que d’accroître sa force politique. Du moment que ce n’est pas la cupidité privée qu’elle est destinée à satisfaire, c’est à la puissance collective de l’état vainqueur qu’elle doit venir en aide. Politique est sa nature, politiques doivent être ses avantages ; mais en fait d’avantages politiques nous n’en connaissons réellement, tout compte fait, que de deux sortes : ils sont pécuniaires ou militaires. Toutes les forces politiques d’une nation (laissant de côté les forces morales, qui ne trouvent guère d’appui dans les conquêtes) se traduisent en hommes et en argent. Tout le problème de l’utilité d’une conquête, réduite aux termes dans lesquels l’enferme la morale scrupuleuse de l’Europe moderne, consiste donc uniquement dans la question de savoir si elle profite au trésor ou aux armées du vainqueur, si on peut lever abondamment dans son sein des impôts et des soldats.

Or le moindre bon sens suffit pour concevoir qu’examinée à ce point de vue purement arithmétique, la conquête d’un pays barbare court toujours risque d’être un mauvais calcul. Un tel pays en effet est en général pauvre, mal cultivé, médiocrement peuplé ; il tire de maigres produits du sol qu’il cultive, et ses richesses, s’il en a, purement naturelles, consommées directement par le producteur, difficiles à échanger et à déplacer, offrent très peu de prise au mécanisme le plus savant de nos perceptions financières. Il n’y a guère de pire matière imposable, pour parler le langage technique, que celle des nations barbares. En revanche, elles sont beaucoup plus prêtes à se battre qu’à payer, et le courage chez elles est moins rare que les écus. Outre que leur manière de combattre est rarement celle des armées civilisées, et qu’elles acceptent difficilement le joug de la discipline, c’est leur fidélité, sinon leur valeur, qui est douteuse. Les levées d’un pays conquis sont toujours des auxiliaires peu sûrs à encadrer dans une armée conquérante. Au jour du besoin et du péril, le sentiment national froissé se réveille, et la désertion n’est pas marquée à leurs yeux de l’empreinte ineffaçable du déshonneur ; mais entre nations issues de la même civilisation la bonne administration et la justice arrivent souvent assez vite à cicatriser les traces sanglantes de la conquête. L’éducation, les croyances communes triomphent, avec l’aide du temps, des distinctions nationales, et forment comme une atmosphère bienfaisante dont la pression rapproche les deux lèvres de la plaie. C’est ainsi que la reine d’Angleterre