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comme à peu près tous les métiers de ce monde, une combinaison particulière de ressources morales et matérielles.

A coup sûr, la première qualité du colon c’est l’audace. Celui qui quitte à la fois la société et la famille, l’affection de ses proches et la protection de ses lois, qui met l’orageuse barrière de l’océan entre lui et ses souvenirs, entre son enfance et sa vieillesse, entre son existence d’hier et celle de demain, — celui qui, se posant seul en face d’une nature indomptée, reprend l’œuvre de la civilisation plus de vingt siècles en arrière et recule ainsi dans le temps autant qu’il avance dans l’espace, celui qui met le soc en terre sans bien connaître ni les feux du soleil qu’il va braver, ni les miasmes près de s’échapper du sillon qu’il va déchirer, celui-là certainement a plus que le navigateur du poète un triple airain autour de la poitrine. Mais si l’audace est indispensable, elle est pourtant insuffisante, ou plutôt il y a plusieurs genres d’audaces, et celle qu’il faut au colon est de la nature la plus rare. Il y a une audace emportée qui se précipite comme par un mouvement du sang au-devant d’un péril promptement menaçant, mais rapidement surmonté, qui excelle à emporter de haute lutte un résultat décisif, mais qui, mise à l’épreuve d’une lutte infructueuse et prolongée, se décourage et s’affaiblit comme un feu de paille qui s’éteint. Il y a une audace orgueilleuse qui s’exalte par les applaudissemens des spectateurs, qui vise à l’éclat, à la gloire, et s’enivre elle-même du bruit qu’elle répand autour d’elle. Aucun de ces genres d’intrépidité, excellens sur le champ de bataille, ne convient aux dangers très réels, mais d’un aspect très ingrat, qui attendent le colon parvenu au lieu de son aventureuse destination. Là point de charge à faire ou de bastion à emporter sous les yeux et aux cris de camarades enthousiastes, mais tous les déboires et tous les mécomptes de l’inexpérience, des travaux cent fois détruits et cent fois à recommencer, la souffrance inattendue de besoins qu’on ne se connaissait pas, parce qu’ils sont si naturellement satisfaits dans nos sociétés civilisées qu’on oublie presque qu’ils existent : la faim à rassasier sans cuisinier et sans boulanger, la maison à réparer sans charpentier, la fièvre à soigner sans médecin et sans quinine, l’accablante monotonie de la solitude, le tête-à-tête sans fin avec une nature silencieuse, voilà les épreuves quotidiennes auxquelles est vouée la force d’âme du colon. Pour ne point fléchir, il faut un courage rare et persévérant, prenant ses racines dans l’obstination de la volonté, ou mieux encore, s’il se peut, dans la conscience d’un devoir à remplir. Le goût de l’inconnu, des voyages et du changement, qui naît du feu de la jeunesse ou même du désordre des habitudes, est précisément le contraire de ce qui convient à une tâche si sévère. En un mot, pour faire