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un émigrant qui ne meure pas à la peine, il faut un homme qui se décide à courir une grande aventure sans être pourtant un aventurier.

Voilà pour les conditions morales. Encore si c’étaient les seules ! Mais il y en a une tout aussi essentielle et beaucoup plus prosaïque encore : c’est non pas précisément d’être riche, mais du moins de n’être pas tout à fait pauvre ; c’est d’avoir devant soi de quoi vivre et de quoi travailler pendant une ou deux années pour le moins sans rien attendre de son travail. C’est ici surtout que l’imagination populaire prend ordinairement le change par la plus déplorable des illusions. On se figure que ce sont les pauvres surtout qu’il faut exporter dans une colonie naissante. « Il y a trop de monde ici, dit-on volontiers à ceux qui se plaignent de leur sort ; les rangs sont trop serrés : allez là-bas sur les territoires nouveaux, où il y a de la place. » Le conseil peut être bon s’il s’agit de se rendre à une colonie déjà fondée, où il y a des capitaux transportés et un certain nombre de propriétaires qui demandent à être aidés par des ouvriers ; mais pour passer les premiers jours et jeter les premiers fondemens d’une colonie agricole, il n’y en a pas de plus certain d’être trompé par l’événement. Un adulte valide qui n’a que ses deux bras pour toute richesse n’est à sa place au contraire que dans une société déjà parvenue à un certain point de civilisation, par l’excellente raison que c’est là seulement qu’il est sûr le matin de pouvoir atteindre le soir sans mourir de faim. Nulle part en effet, sous aucun ciel, quelque facile à remuer que soit la terre, les bras de l’homme ne suffisent à la cultiver ; il lui faut des outils, une charrue, des semences. Nulle part non plus, quelque active que soit la force végétale, la récolte ne suit d’assez près le labour pour que le laboureur ne doive pas se mettre en peine d’avoir de quoi se nourrir en l’attendant. La terre est un mauvais payeur qui ne solde pas ses salaires jour à jour. Il faut donc à tout homme qui veut vivre de son travail une certaine somme d’avances représentée par les instrumens nécessaires à ce travail et par les provisions nécessaires à sa nourriture. Dans les sociétés constituées, ces avances sont fournies au travailleur par ce mécanisme merveilleux qui fait servir l’avoir des uns à soutenir le travail des autres. Dans les sociétés constituées, il y a des propriétaires et des fermiers pour employer et nourrir des journaliers. Dans les sociétés constituées, il y a des maisons toutes bâties pour abriter, la nuit, le travailleur, moyennant un modique loyer payé à termes divisés. Tout cela n’existe pas ou du moins n’existe qu’en germes informes sur le territoire encore nu d’une colonie naissante, et surtout d’une colonie rurale. Cet admirable appareil circulatoire, cette pompe aspirante et foulante qui, dans une vieille société, porte la.vie du centre aux extré