Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Faut-il s’en étonner, quand il n’y a pas longtemps que l’islamisme était à la mode, même dans les mandemens épiscopaux ? Toutes ces causes diverses ont concouru à former dans l’armée d’Afrique ce que j’appellerai un sentiment philarabe très honorable assurément pour des vainqueurs (car c’est, je crois, la première fois que des conquérans aient été atteints de cette faiblesse), mais qui paraît excessive et même inquiétante à la colonie européenne.

La France et Paris n’ont-ils pas été initiés à cette tendance par de brillans écrits, publiés, je crois, ici même, et qui, grâce à un vrai mérite littéraire, sont devenus le manuel qu’on donne à emporter à tous les touristes en Algérie ? Je veux parler des ouvrages de M. le général Daumas, dans lesquels la vie des enfans d’Ismaël était dépeinte avec une verve communicative d’illusion et d’enthousiasme. M. le général Daumas, un des organisateurs des bureaux arabes, était alors directeur des affaires générales d’Algérie au ministère de la guerre. À ce titre, il passait pour plus influent dans l’administration que M. le maréchal Randon lui-même. Des gens bien informés prétendaient savoir que le ministère contrariait souvent de Paris le gouverneur-général dans ses intentions bienveillantes pour la colonisation, et je dois dire que certaines réserves significatives de M. le colonel Ribourt semblent accréditer un peu ce soupçon. Quoi qu’il en soit, grâce à la position autant qu’au talent de M. le général Daumas, ses écrits ont contribué plus que toute chose à accréditer en Afrique une opinion que j’ai rencontrée chez les colons les plus estimables : à savoir que l’armée, après avoir été l’instrument de la conquête, est devenue l’ennemie de la colonisation, qu’elle a les colons en mépris, les Arabes en prédilection, et qu’elle a fondé sa domination sur le maintien indéfini de la société musulmane.

Telles sont, aussi impartialement exposées qu’il m’a été possible, les causes, les unes secrètes, les autres publiques, en partie fondées et en plus grande partie imaginaires, qui, en mettant aux prises les élémens civils et militaires de la colonie, y avaient produit au début de l’année 1858 un état de malaise assez prononcé, et jetait sur l’ancienne administration une assez forte teinte de singularité. Cette situation était digne sans doute d’attirer l’attention la plus sérieuse du gouvernement, car si l’armée était devenue moins populaire, elle n’était pas devenue pour cela moins nécessaire en Afrique. Son concours, non pas seulement ce concours inerte qui naît de l’obéissance passive, mais ce concours actif et zélé qui avait fait de l’Afrique, depuis dix-sept ans, l’œuvre de prédilection de l’armée française, était aussi indispensable que jamais. On avait toujours besoin, et de sa valeur pour maintenir l’ordre, et de ses lumières