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règles administratives, mais privée de la surveillance jalouse de l’opinion publique, eût-elle pu se flatter, sous l’empire, d’échapper au ver rongeur qui désolait la marine britannique[1] ?

Dès que nous eûmes doublé le cap de Bonne-Espérance, je dirigeai ma route sur l’île de Sainte-Hélène, ne doutant pas que les Anglais ne nous cherchassent partout ailleurs que dans le voisinage de leurs possessions. Je reconnus successivement cette île et l’île de l’Ascension. Peu de jours après, je passai entre l’archipel du cap Vert et la côte d’Afrique. A la hauteur de l’île Santiago, la plus importante des îles du Cap-Vert, nous rencontrâmes un navire espagnol qui venait de Cuba. Les nouvelles que nous donna ce bâtiment me laissèrent encore dans l’incertitude sur l’état politique de l’Europe. Le lendemain, nous aperçûmes une goélette venant du nord qui se dirigeait sur nous vent arrière. Nous arborâmes aussitôt nos couleurs : dès que ce bâtiment vit notre pavillon blanc, il changea brusquement de route et prit une direction qui ne tarda pas à l’éloigner. Je ne voulus pas perdre mon temps à le poursuivre ; mais ma perplexité, je l’avoue, était extrême. Je ne crois pas que jamais officier se soit trouvé dans une position plus difficile. Tout me faisait prévoir que j’aurais bientôt à opter entre mes sympathies et mes sermens, qu’il me faudrait ou séparer ma cause de celle de mon pays, ou manquer à la foi que j’avais jurée. De gros vents du sud-ouest nous firent traverser rapidement l’archipel des Açores. En peu de jours, nous eûmes franchi l’espace qui nous séparait du golfe de Gascogne. La vue de plusieurs bâtimens portant comme nous le pavillon blanc dissipa les inquiétudes qui m’avaient rendu cette longue traversée si pénible. Rien n’était donc changé en France ! La Providence avait épargné à notre malheureux pays de nouvelles épreuves, à nos cœurs si troublés de nouvelles incertitudes ! Ainsi que me le prescrivaient mes instructions, je dirigeai sur le port de Rochefort les trois corvettes de charge, et avec la Psyché je fis route pour le port de Brest. Aucun pilote ne vint à notre rencontre. En arrivant dans la baie de Bertheaume, je remarquai avec surprise

  1. Dans les premières années de ce siècle, les arsenaux anglais, suivant l’énergique et triviale expression de l’amiral Jervis, puaient la corruption. On faisait fortune en falsifiant les vivres des malades, des blessés et des prisonniers, en vendant aux matelots des effets détestables à des prix extravagans, en louant à des conditions fabuleuses des transports inutiles qui passaient jusqu’à trois années sans bouger du port, « en supprimant la tige des chevilles de cuivre qui devaient assurer la solidité des constructions, en la remplaçant par une tête et une pointe de même métal. « C’est probablement à cette fraude infernale (hellish) qu’il faut aussi attribuer la perte du vaisseau l’York de soixante-quatre canons. L’Albion de soixante-quatorze faillit sombrer pour la même raison, et ce fut cet événement qui fit découvrir la criminelle pratique qu’on eût à peine osé sans cela soupçonner. (Brenton, Vie de lord Saint-Vincent.