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tandis qu’à côté d’eux la petite culture, sous l’aiguillon de la propriété individuelle, résout souvent le problème de faire vivre une famille de sept ou huit personnes sur un coin de terre qu’elles pourraient en se couchant couvrir tout entier de leur corps. Le Tell de l’Algérie est une série de communaux de la pire espèce. De là le singulier spectacle qui saisit d’étonnement le voyageur. Vous parcourez des lieues entières où nulle trace de pas ou de charrue, de culture ou de visite humaine, ne se laisse apercevoir. Les bruyères, les cactus, y règnent seuls avec la fierté de l’indépendance. C’est le désert, pensez-vous, ce sol est sorti tout droit de la main de Dieu : il attend le premier occupant. Détrompez-vous : il a un maître, et même plusieurs. Ils y étaient encore il y a peu de mois : s’ils l’ont quitté, c’est que telle source d’eau était tarie, ou telle veine de terre épuisée ; mais ils reparaîtront, sinon l’année qui court, au moins celle qui vient. Et en attendant, si l’horizon est pur, vous pouvez distinguer à travers les vapeurs du soir la fumée de leurs tentes, et l’écho vous apportera les aboiemens des chiens qui en gardent l’entrée.

Du moment que l’on voulait coloniser, il fallait nécessairement se préoccuper de faire passer des Arabes aux Européens une partie au moins du terrain si mal employé. C’est là qu’on rencontrait le dernier et non le moindre des problèmes de la colonisation. C’est là qu’on venait se heurter contre une redoutable complication de difficultés matérielles et morales. La plus sérieuse n’était pas la résistance armée que les Arabes pouvaient opposer à une réduction de ce genre, destinée à les atteindre dans leurs habitudes les plus anciennes et les plus intimes. Bien que de la part de sujets aussi belliqueux aucun genre de résistance ne fût à dédaigner, ce n’était après tout là qu’une question de force, et une fois en train de vaincre et de conquérir, un peu plus ou un peu moins de force à déployer, ce n’est pas là ce qui est de nature à arrêter des armées françaises ; mais derrière cette question de force s’élevait une bien plus délicate question de droit. Avions-nous le droit de retirer aux Arabes par voie de contrainte ce territoire dont ils abusent sans doute, mais qu’ils tiennent pourtant de leurs aïeux, et sur lequel ils exercent, au titre d’une occupation non contestée, une possession immémoriale ? Pouvions-nous consommer un tel dépouillement sans rompre l’engagement conclu par notre premier traité et plus encore celui que nous avions contracté envers nous-mêmes de respecter les propriétés de nos nouveaux sujets ? Cette garantie solennelle que nous avions généreusement donnée s’étendait-elle à cette propriété inattendue, abusive, dévorante, pour ainsi parler, qui confisque et engouffre les dons les plus précieux de la nature sans en jouir elle-même et sans permettre qu’on en jouisse ? Le droit d’user et d’abuser,