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e. Nous devions agir de concert. Notre mission avait été décidée dans le congrès des puissances européennes assemblé à Aix-la-Chapelle. La France et l’Angleterre étaient chargées de sommer, au nom de l’Europe, les régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli de renoncer à leurs habitudes invétérées de piraterie. Les deux commissaires devaient se rejoindre à Mahon, et l’époque de leur réunion fut fixée au 28 juillet 1819.

À mon arrivée à Toulon, le 19 juin, le vaisseau le Centaure venait d’être traîné en rade avec les ouvriers, qui devaient compléter ses installations et achever son armement. Tout était encore sur ce vaisseau, jeté précipitamment hors du port, dans un désordre et une confusion inexprimables. Rien ne s’oublie plus vite que la manière dont on doit s’y prendre pour armer méthodiquement des vaisseaux. Que la jeune marine d’aujourd’hui, si fière de l’ordre qui préside à ses armemens, les suspende pendant cinq ou six ans, et elle se trouvera tout aussi empruntée que l’était en 1819 la division navale que j’avais pour tâche de ramener tout à coup à des habitudes perdues et à des traditions effacées. Le Centaure n’avait été doté d’aucun des perfectionnemens que l’expérience avait déjà fait adopter dans les dernières années de l’empire sur la plupart des bâtimens de notre marine. La moitié des hamacs ne pouvait prendre place dans les bastingages et errait au hasard dans l’entre-pont. L’eau des ponts supérieurs ne trouvait d’écoulement à l’extérieur que par la batterie basse, entretenue ainsi dans un état d’humidité continuel ; des panneaux étroits et mal distribués ne laissaient pénétrer dans l’intérieur du navire qu’un air avare et un jour insuffisant.

L’équipage se formait lentement : les matelots, levés dans les quartiers de l’inscription maritime, arrivaient à bord l’un après l’autre, encore vêtus de costumes étranges et dans une ignorance complète des moindres usages d’un bâtiment de guerre. La plupart avaient vécu jusque-là du petit cabotage ou de la pêche. Ils n’avaient jamais navigué de nuit ou sur un bâtiment à voiles carrées, et se trouvaient fort étonnés de leur nouvelle demeure. Aussi semblaient-ils considérer avec une sorte de curiosité craintive tout cet attirail militaire dont ils ne comprenaient pas bien l’emploi, et dont assurément aucun d’eux n’eût osé se servir. On sentait cependant qu’il y avait dans ces hommes, pour la plupart habitués à la mer, l’étoffe de bons marins ; mais c’eût été se faire une singulière illusion que de s’imaginer qu’ils l’étaient déjà.

Quelle différence avec ces vaillans équipages de haut bord qu’on avait si imprudemment licenciés ! Ceux-là n’étaient étrangers à aucune des manœuvres d’un navire de guerre. Moins bien amarinés sans doute que les équipages anglais, ils étaient peut-être mieux que ces derniers exercés aux mouvemens qui exigent de l’ensemble