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son village, il resta à l’armée. Cependant, après le retour des Bourbons, son corps ayant été licencié, Pitance revint à ses garrigues. La consolation du soldat fut de raconter ses campagnes et de boire à la santé de son général ; mais la première curiosité satisfaite, on laissa le sergent vider tout seul son verre de carthagène et exalter la bravoure de la vieille garde ; son enthousiasme guerrier, si exceptionnel dans un pays où la carrière militaire ne provoque rien moins que de la sympathie, fut regardé comme une monomanie étrange.

Lorsqu’il eut dissipé ses dernières économies au cabaret du village, Pitance s’arrangea une retraite dans les ruines de Saint-Félix. Il défricha le sol autour du cloître, y planta de la vigne et des légumes, et, pour se mettre mieux à l’abri des importuns, il entoura sa conquête d’un double mur en pierres sèches. Il allait vendre ses récoltes à Gigean, grand et beau village assis au pied de la Gardiole, et trouva ainsi de quoi vivre dans ce petit domaine disputé aux cailloux. Un jour pourtant, Pitance reconnut avec tristesse que ses ressources devenaient insuffisantes, car sa capote de soldat tombait en lambeaux et sa tirelire ne contenait que quelques sous, produit de la vente de ses derniers oignons ; mais il aima mieux croiser sur sa poitrine sa pauvre redingote déchirée que de reprendre la veste du garrigaire. N’avait-il pas juré de vivre et de mourir avec son habit de bataille ? Afin de pouvoir renouveler son uniforme, le vieillard, renonçant à la vie sédentaire, se fit distillateur ambulant. On vit alors Pitance aller à travers le pays, de garrigue en garrigue et de maison en maison, suivi du seul être vivant qu’il eût retrouvé au foyer paternel, c’est-à-dire d’un vieux roussin portant son alambic. L’ancien soldat avait appris bien des choses dans le cours de sa vie. Lorsque dans ses excursions il rencontrait un miol (mulet) fourbu, un enfant pleurant de la piqûre d’un frelon, un détartreur[1] blessé par son couperet, il pansait, prêchait, conseillait si bien les « ns et les autres, qu’en reprenant la bride de son âne, il les laissait tous guéris ou satisfaits. On le surnomma l’estarloga (astrologue), car, disait-on, il connaissait l’avenir aussi bien que le passé, et les secrètes vertus des plantes en même temps que la science des astres. Un jour pourtant, on ne vit plus le sergent descendre la garrigue avec son uniforme en haillons, son alambic, son âne, ses gerbes aromatiques et ses graves conseils, car ce jour-là Pitance, la bourse suffisamment garnie, s’était dirigé vers Montpellier. Le même soir, il en revenait triomphalement enveloppé d’une capote neuve. Sa plus grande ambition, celle d’être vêtu comme au temps de sa carrière militaire, étant ainsi réalisée, l’ancien soldat, renonçant à

  1. On appelle ainsi les ouvriers qui détachent le tartre de l’intérieur des foudres.