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tirés s’étalaient en gros caractères sur leurs chapeaux. Les vieux parens pleuraient sur le seuil de la commune, tandis qu’avec l’égoïsme propre à l’enfance, les jeunes garçons, encore loin de ce moment redoutable, criaient et gambadaient autour des futurs soldats. Le tambourin et le hautbois arrivèrent, mais sans gaieté cette fois, et une triste farandole masculine commença à défiler sur la place de Gigean. Bien que ce fût un dimanche, les jeunes filles avaient conservé en signe de tristesse leurs habits de toile. Elles regardaient en silence, et les yeux humides, la ronde des conscrits. L’une avait parmi eux son fiancé, l’autre son frère ; celle-ci avait déjà vu partir ainsi son fringaire, celle-là pensait que la conscription prochaine enlèverait peut-être le sien. Toutes, réunies par un même sentiment, restaient appuyées, mornes, immobiles, contre les murs des maisons. Et parfois, semblables à ces cris d’oiseaux qui effraient les airs quand l’orage vient de briser un nid, les sanglots de quelques mères retentissaient douloureusement dans les rues du village.

Les paysans du midi sont très sobres, et l’ivresse est presque inconnue dans ce pays de vignobles. Aussi les conscrits n’ont-ils pas même la consolation de pouvoir noyer passagèrement leur douleur dans le vin. Ils tâchent néanmoins de s’étourdir et s’efforcent de prendre un certain air vainqueur ; mais cette joie d’emprunt fait mal. Rien n’est plus navrant que leurs refrains belliqueux chantés avec des larmes dans la voix, leurs farandoles dansées sans entrain. S’il est permis à un paysan méridional de parler de l’armée avec terreur avant le moment du tirage au sort, le courage lui est imposé dès qu’il est conscrit. Brunélou le garrigaire n’existait donc plus déjà, le soldat Brunel l’avait remplacé, et la contrainte imposée à son cœur augmentait encore sa souffrance.

Ce furent de tristes jours que ceux qui s’écoulèrent jusqu’au moment du départ pour le dépôt militaire. En vain Pitance, l’œil brillant et la capote remise à neuf, s’efforçait-il d’éveiller des goûts belliqueux dans l’âme des conscrits. Ils partirent un matin, une heure plus tôt qu’on ne croyait, afin d’éviter l’angoisse des adieux. Avant le lever du soleil, ils étaient en chemin, marchant d’un pas décidé, mais toutefois sans chansons. Sur cette route obscure et déserte, ils pensaient tous au bonheur qu’ils laissaient derrière eux, et nul ne songeait à retenir les larmes qui coulaient sur ses joues. Brunélou, un peu en avant, balançait sur son épaule un petit paquet au bout d’un bâton, et regardait à ses pieds pour ne plus voir le pays qu’il allait quitter. Il lui sembla tout à coup que son petit paquet devenait plus lourd. Quelles furent sa joie et sa surprise d’apercevoir en se retournant, éclairée par les premiers rayons de l’aube, la Frigoulette, hissée sur une de ces pyramides de pierres dressées