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son enfance ; ce serait l’affaire de quelques jours, et je trouverais bien une barque parmi les miens pour m’abriter pendant votre absence. Je dois t’avertir seulement qu’il faudra quelquefois aider à la manœuvre ; tout seul, le nanet ne pourrait jamais venir à bout d’une si longue traversée. Il faudra hisser, carguer la voile, la plier, ramer peut-être ; mais je t’ai vue à l’ouvrage, et ne suis point en peine de toi.

Et comme la paysanne hésitait à l’idée d’un si long tête-à-tête avec le gitano : — Le nanet n’est pas un homme, ce n’est qu’un timonier, ajouta la Cabride en riant ; si tu ne lui parles pas, il ne t’adressera jamais une parole.

La Frigoulette se décida enfin à accepter la cordiale proposition de son amie, et l’on s’occupa de radouber un peu la vieille tartane. On visita les agrès, on lessiva le pont, on lesta la cale, on rajusta le gouvernail, à la barre duquel le nanet s’établit tristement. Depuis vingt ans, le pauvre être n’avait jamais quitté la Cabride, et bien qu’un gitano ne pût considérer comme long et pénible le voyage de Gênes, une des villes où les hommes de leur tribu se trouvent le plus à l’aise, il se sentait ému comme à la veille d’une éternelle séparation. Au regret du départ se joignait encore la répugnance de revoir un pays qu’il avait voulu fuir à jamais. Cependant, toujours docile aux moindres désirs de la Cabride, il parvint même à lui cacher sa souffrance, et, rongeant son frein, il s’établit au timon d’un air si impassible, que la gitana en fut presque blessée. — La Frigoulette est bien bonne d’avoir fait attention à cet idiot, il ne sent rien ! dit-elle. Croirait-on, à le voir s’en aller si froidement, que nous habitons ensemble la même barque depuis longues années ? — La Cabride n’avait pas aperçu les pleurs qui brûlaient les yeux du nanet, et qu’il essuyait furtivement.

La vieille tartane, rajeunie et presque pimpante, partit donc un matin de Cette, ayant pour tout équipage le nanet et la Frigoulette. Le vent était propice, et, comme si elle se fût souvenue des traversées de son bon temps, la tartane vogua avec prestesse dans la direction de l’Italie, mais sans trop perdre de vue la côte. Lorsque la brise n’allait pas au gré de son désir, le nanet ramait avec ses petits bras osseux, qui semblaient pourvus de muscles de fer. Son activité ne se ralentissait jamais, pas même la nuit, et à la lueur du falot la Frigoulette le voyait quelquefois se livrer à des travaux qui auraient fait reculer les hommes les plus robustes.

La traversée, qui devait durer peu de jours, touchait à son terme, quand une nuit la jeune fille se laissa aller à un vague mouvement de joie. Une sorte de pressentiment lui disait qu’elle reverrait bientôt Brunélou. Cherchant à épancher les sentimens qui l’agitaient et