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aux plaintes ou aux railleries des poètes populaires. Il circule depuis longues années dans les campagnes de la Russie un conte bizarre, dont l’auteur et la date sont également inconnus, et qui, sous ce titre : l’Enterrement du Chat, a été regardé comme le portrait d’un mauvais prince. On ne sait contre quel despote est dirigée cette curieuse parodie : les uns croient reconnaître Ivan le Terrible, les autres Pierre Ier. Ce qui reste hors de doute, c’est la verve comique qui s’y révèle avec un élan et sous des formes entièrement propres au pays. Il était impossible que la littérature se rapprochât des classes populaires en Russie sans se pénétrer de leur esprit caustique. À la fin du siècle dernier, tandis que l’imitation des œuvres étrangères dominait chez la plupart des écrivains, cette humeur satirique persistait chez quelques représentans plus fidèles des tendances nationales, dont elle assurait le succès. Une foule de recueils exclusivement consacrés à la satire datent de cette époque, dont le fabuliste Krylof est resté la personnification populaire. Ce mouvement critique, empreint d’un vif patriotisme, était principalement dirigé contre la faveur que les classes élevées témoignaient aux coutumes et aux modes étrangères. Plus tard, la pensée satirique pénétra dans le roman, et s’y traduisit avec autant de vigueur, mais avec moins d’unité. Si l’on embrasse en effet dans leur ensemble les divers récits où se manifeste cette tendance, il faut y reconnaître deux courans d’idées, deux ordres d’aspirations. D’une part, on rencontre ce que nous nommerions en France l’école réaliste. Cette école, dont Nicolas Gogol est le père, a nettement tracé son programme. La guerre aux abus, aux partisans surannés d’un statu quo impossible, tel est le mot d’ordre que semble avoir pris toute une famille d’énergiques conteurs, les uns, comme Grigorovitch, dévoilant les souffrances du paysan, les autres, comme Chtédrine, s’attaquant aux coupables violences du clergé[1], d’autres enfin, comme M. Pisemski, portant hardiment la lumière dans la vie de ces classes trop nombreuses qui spéculent sur les abus du système actuel d’administration. En regard de cette tendance, toute dirigée vers la satire de mœurs et la situation intérieure de l’empire, on peut en distinguer une autre plus philosophique, mais qui ne fait que poindre en quelque sorte, et dont M. Alexandre Hertzen[2] est le vrai représentant. Quelques esquisses de M. Hertzen offrent un spécimen de la satire morale, cosmopolite, telle que l’esprit russe pourra la comprendre un jour.

M. Pisemski marque incontestablement le dernier progrès de l’école

  1. Voyez sur Grigorovitch et Chtédrine la Revue du 15 juillet 1855 et du 1er Juin 1858.
  2. Voyez sur M. Hertzen la livraison du 15 juillet 1854.