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« Cet homme m’apparut, dit-il, comme une de ces mystérieuses figures de sorciers, de pèlerins, de cénobites, qu’évoquent devant nous les légendes du moyen âge, comme pour nous préparer à des luttes pénibles, à des coups imprévus » Le maladif héros de M. Hertzen parcourt l’Italie sous la surveillance affectueuse d’un médecin bon vivant, qui fait avec son pâle et morne compagnon un piquant contraste. Où donc est ici la satire ? se demandera-t-on. Elle est dans les discours mêmes du monomane, dont le médecin trace ainsi le portrait :


« On trouverait difficilement un exemplaire pareil dans toute l’Italie. C’est un original comme il n’y en a pas ! La machine était bonne ; mais elle s’est un peu détraquée. Je suis chargé de la raccommoder. Il venait ici ; j’ai eu la malheureuse idée de vous nommer, et il a eu peur. C’est un hypocondriaque qui tombe dans la manie ; il passe quelquefois des journées entières sans ouvrir la bouche, et d’autres fois il parle, parle, et dit des choses qui font dresser les cheveux. Il ne croit à rien, à rien absolument. C’est au point que moi, qui ne suis guère crédule pourtant, je suis forcé de reconnaître qu’il va trop loin. Au fond, il est très doux et il est très bon. Il n’avait d’ailleurs aucune envie de voyager ; mais ses parens l’ont décidé… Vous comprenez ; ils voulaient s’en débarrasser, d’autant plus qu’ils se méfiaient de sa langue… Il voulait se rendre à la campagne, chez sa sœur ; mais celle-ci a craint qu’il ne se mît à prêcher le communisme aux paysans, et les redevances auraient pu en souffrir. Il consentit enfin à partir, mais pour se rendre dans le sud de l’Italie. Il se dirige vers la Calabre, et votre très humble serviteur l’y accompagne en qualité de leib-medic (médecin intime). Vous m’avouerez qu’il a choisi un singulier pays ; on n’y rencontre, dit-on, que des bandits et des prêtres. C’est pourquoi, en passant par Marseille, je me suis acheté un revolver… N’allez pas croire pourtant que ce soit un fou à lier. Il me témoigne même de l’attachement à sa manière, quoiqu’il me contredise à tout propos. Je suis du reste très satisfait ; je reçois mille roubles argent par an, et suis défrayé de tout, même de cigares. Il est sur ce chapitre d’une délicatesse extrême. Et puis le plaisir de voyager a bien son prix ! Enfin il faut que je vous présente mon original.

« — Laissez-le en paix ! A quoi bon ?

« — Je veux vous l’amener. Vous aurez bientôt fait connaissance. C’est un excellent homme, et il serait même un homme d’esprit, s’il…

« — S’il n’était pas fou.

« — C’est un malheur… auquel vous êtes fort indifférent à coup sûr ; mais lui, il a besoin de distraction. Cela lui fait du bien.

«… Le monomane entra bientôt d’un air timide, me salua plus profondément qu’il n’aurait convenu, et avec un sourire forcé. L’excessive mobilité des muscles de sa figure imprimait à ses traits une étrange et insaisissable expression qui changeait à tout instant ; la tristesse, l’ironie, parfois la simplicité, s’y peignaient successivement. On remarquait dans ses yeux, qui pour l’ordinaire ne regardaient rien, quelque chose qui révélait la réflexion concentrée et un grand travail intérieur ; les rides qui couronnaient ses sourcils confirmaient la justesse de cette indication. Ce n’était pas sans