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emportement contre le sort! Et pourtant quel beau spectacle que celui d’une âme fière en lutte avec elle-même, en lutte avec sa destinée, qui ne veut pas se rendre, et qui traverse le monde en combattant! J’ai connu quelques-unes de ces âmes, une entre autres, qui était pleine de grandes pensées et animée de l’ambition la plus noble, mais qui se trompait sur elle-même et sur son rôle parmi les hommes, car elle n’avait été envoyée ici-bas, à ce qu’il semble, que pour souffrir sans profit pour personne. Vous avez sans doute entendu parler du comte de Ferni, peut-être même l’avez-vous rencontré dans le monde?

— Je l’ai seulement entrevu, répondis-je, et je ne sais de lui que deux choses : c’est que vous l’honoriez d’une amitié particulière, et que, pendant un voyage à Saint-Pétersbourg, il a perdu subitement la raison et la vie.

— J’admets volontiers, dit M. d’Hersent avec un triste sourire, que mon ami Ferni est mort fou, car les passions les plus naturelles, lorsqu’elles produisent des résolutions si extraordinaires, méritent le nom de folie; mais il n’était pas fou de la façon dont la science et le monde l’entendent, et vous le comprendrez aisément, lorsque vous connaîtrez la vérité sur cette histoire.


I.

J’ai connu Ferni très jeune encore dans une des cours d’Italie où j’étais alors ministre. C’était un esprit plein de feu, élevé dans les doctrines libérales qui commençaient à émouvoir son pays; il avait un caractère loyal, une volonté énergique, avec une rare intelligence du temps où il vivait, des moyens qui pouvaient convenir le mieux à l’accomplissement de ses desseins. Si heureusement doué de toute façon par la nature, si peu chimérique et si résolu, ce jeune homme me parut destiné à servir utilement son pays, et m’inspira bientôt une vive affection. Je l’aimais pour lui-même, je l’aimais aussi pour la cause dont il me semblait devoir être un jour le soutien.

Bientôt les événemens nous séparèrent. Je fus rappelé en France, et l’Italie entière fut enveloppée dans de stériles agitations, dont vous savez aussi bien que moi l’histoire. Je suivis de loin le sort de mon jeune ami dans cette mêlée. Il y montra du sens, de l’esprit et du courage; mais la malheureuse destinée de son pays l’emporta, et ses efforts agrandirent, sa réputation sans servir sa cause. L’anarchie blessait sa raison, le despotisme humiliait son cœur; il prit bientôt l’habitude de vivre hors de son pays sans renoncer à l’es-