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n’avais pu échapper à ce cruel souvenir. Un moment après, elle n’était plus.

M. d’Hersent s’arrêta, et je ne pus m’empêcher de lui dire : — Qu’était-ce au juste que Mme de Marçay? Était-elle vraiment la personne que Ferni a si violemment aimée, ou ne faut-il voir en elle qu’une femme ordinaire, un peu plus coquette et un peu plus insensible que de raison?

— Qui le saura jamais? répondit M. d’Hersent avec quelque amertume. Tout ce qui est en ce monde a-t-il un prix véritable ou seulement la valeur qu’y attachent notre cœur et nos yeux? Voyez ce ciel étoile, cette mer immense; pour vous et pour moi, que de poésie, que de grandeur!... Le pêcheur qui est derrière nous ne voit dans ce ciel que des points brillans qui l’aident sur la mer à retrouver son chemin, et la mer lui paraît un immense réservoir de poissons qui le nourrissent le plus souvent et quelquefois le dévorent. Qui a tort et qui a raison de lui ou de nous deux? Ou plutôt n’avons-nous pas tous également raison, et le ciel et la mer ne sont-ils pas également tout cela? Ce que nous aimons vaut après tout ce que nous valons nous-mêmes. Pour moi, je croirais volontiers que Mme de Marçay était à la fois la créature singulière et sublime que Ferni a tant aimée et la femme insignifiante qui a aimé si facilement son rival. Elle était l’un et l’autre sans doute et autre chose encore que nul œil humain n’aperçut en elle, car la nature est infinie dans ses œuvres, et elle n’a pas créé une âme qui n’ait autant de profondeurs inconnues que l’Océan. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a rarement formé une aussi belle et aussi aimable personne, et que la lame qui a déchiré le cœur de Ferni était un des ouvrages de ce genre les plus finement travaillés et les mieux réussis qu’on ait jamais vus dans le monde.

M. d’Hersent se tut, et comme la nuit était venue, nous nous retirâmes lentement devant la mer montante, dont la voix plaintive avait accompagné ce triste récit.