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avant la construction d’une grande baraque qui plus tard opposa aux brises de la mauvaise saison ses planches disjointes. Quant à l’abri même où demeurait le commandant en chef de l’armée, c’était une tente grossière qu’un étroit fossé et un petit mur de boue entourèrent seuls aux jours rigoureux, tente bien connue du soldat, dont l’aspect avait quelque chose de glacé lorsque la toile était toute rigide de neige, et qui par cela même pourtant a certes réchauffé plus d’un cœur, en y faisant pénétrer la toute-puissante vertu de l’exemple.

J’avais établi ma demeure auprès d’un pan de mur isolé, dont les pierres désunies ne semblaient se soutenir que par une loi mystérieuse d’équilibre. Si ces pierres étaient une menace, elles étaient aussi une protection, car elles opposaient un obstacle aux vents d’automne qui commençaient à souffler sur notre plateau. Derrière ce frêle rempart, j’habitais une de ces grandes tentes que l’on appelle tentes de campement par opposition à ces tentes-abris que les soldats portent sur leur dos. M. de La Tour du Pin partageait avec moi cette vaste maison de toile, où se réunissaient aux heures des repas tous les officiers de mon détachement. Cette tente n’est pas un des plus mauvais gîtes où mes destinées m’aient logé, le commençai à m’y familiariser avec cette singulière vie, en même temps aventureuse et sédentaire, que désormais nous allions mener. Les débuts de cette existence n’avaient rien de rude. Le ciel était encore clément : dans le pays qui nous entourait, les maisons s’effondraient, les arbres étaient frappés; mais l’œuvre de destruction qui allait donner à nos yeux des spectacles si désolés était bien loin d’être accomplie. Nous marchions à travers des campagnes vivantes. Pour ma part, je faisais chaque jour des excursions dont je rapportais une sorte de gaieté qui avait quelque chose de profond et de doux. Cette gaieté, comment ne l’aurais-je pas eue? J’avais de la liberté ce qu’en comporte ma vie, de l’insouciance ce qu’en comporte mon âme. Enfin le danger se montrait à moi sous cette forme et dans cette mesure où il flatte d’ordinaire tous les goûts.

Sébastopol n’avait pas tardé à sortir de son silence. Quand ils avaient vu tout le mouvement qui se faisait autour d’eux, les Russes s’étaient mis à nous envoyer des projectiles, lancés par ces pièces de canon au calibre gigantesque, à la portée démesurée, dont leurs forteresses étaient garnies. Par instans, dans les lieux où l’on pouvait se croire le plus en sûreté, en traversant le sentier d’un ravin, en longeant quelque maison isolée, on entendait dans l’air un long bruissement, puis sur le sol le son pesant d’un corps qui tombe. C’était quelque boulet égaré qui venait se jeter à travers notre promenade. Quelquefois du sein des herbes froissées s’élevait un petit