Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/587

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chef, qu’il devait escorter. Le général Canrobert parut bientôt, il monta à cheval, et, suivi de tous ses officiers, il se dirigea au galop du côté de Balaclava. J’ai vu quelquefois la guerre planer sur les rues des villes, plus souvent je l’ai vue planer sur des campagnes; mais toujours en ces momens qui précèdent les extrêmes périls et les énergiques efforts, j’ai trouvé une physionomie semblable aux lieux où les dangers allaient s’abattre. Ces espaces, où dans un instant vont se croiser les projectiles et se pousser les flots des mêlées, sont envahis par une solitude qui a quelque chose d’ardent et d’inquiet. Les troupes, en se groupant pour combattre, laissent des vides autour d’elles. Rien de plus menaçant et de plus sévère que ne l’était, au moment où je me reporte, l’aspect de notre plateau.

Le ciel, tout chargé de brouillards et de pluie, abaissait sur nous un vaste voile d’un gris uniforme. Le sol où galopaient les chevaux était glissant et détrempé. Les tentes se détachaient à peine, aux plus prochains horizons, sur le fond de morne et pâle lumière qui les entourait. Pourtant le regard parcourait encore assez d’étendue pour apercevoir de temps en temps avec netteté de longues rangées de baïonnettes, indiquant que l’armée entière avait pris les armes. Le général en chef courait de toute la vitesse de son cheval vers les lieux où se faisaient entendre les détonations. Ce fut ainsi qu’en le suivant j’atteignis à peu près l’endroit d’où quelques jours auparavant j’avais assisté au combat de Balaclava. Là étaient dirigés quelques boulets russes. Des bataillons ennemis groupés à nos pieds semblaient tenter une attaque. Le général en chef reconnut sans doute d’un seul coup d’œil que cette attaque était simulée, car ce fut à peine s’il arrêta son cheval pour jeter un regard dans la vallée; il reprit la course rapide qui jusqu’alors l’avait emporté, et bientôt se trouva aux lieux mêmes où devait se décider le sort de la journée.

Plus nous approchions de cet étroit champ clos où furent enfermés les combattans d’Inkerman, plus l’obscurité se faisait autour de nous; la fumée se mêlait au brouillard, et formait une région de ténèbres où cependant j’ai vu se détacher plus d’une figure que je n’oublierai pas; puis l’air se remplissait d’un concert dont il me semble encore que par instans je retrouve chaque note dans mes oreilles. C’était ce sifflement aigu des balles qui fait songer au fouet des furies, le gémissement de l’obus, triste et pénétrant comme la voix d’un instrument qui se brise, enfin ce long frémissement de la bombe que l’on dirait produit par les ailes de quelque gigantesque oiseau. Dans cette course, qui avait les allures que les ballades allemandes prêtent aux chasses magiques, mes spahis traversèrent le camp de ces tirailleurs algériens qui allaient conquérir une si éclatante et si juste gloire. A la vue des haïks et des burnous rouges, une explosion de clameurs joyeuses sortit de cette troupe musul-