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aspect habituel, n’aurait attiré les yeux par aucun caractère frappant. À cette époque de destruction, dans ces régions bouleversées, cette habitation avait la profonde originalité d’être une maison tranquillement assise sur ses fondemens. Aussi j’y allais toujours avec plaisir. Malgré ma prédilection pour la tente, je respirais volontiers entre ces murs comme un parfum oublié de civilisation. Puis je trouvais à cette maisonnette quelque chose de patriarcal qui me réjouissait dans ces contrées tourmentées. Enfin la chambre où je restais d’ordinaire pendant que le général Canrobert conférait avec lord Raglan était habitée par un officier aimable et bon, destiné à ne plus revoir le pays d’où j’évoque aujourd’hui son souvenir. C’est dans la chambre du colonel Vico que me parvint la nouvelle dont je veux parler. Comme tous les lieux où s’est produite pour nous l’apparition soudaine de quelque grand événement, cette pièce est restée dans ma mémoire pleine d’une clarté qui n’en laisse pas dans l’obscurité un seul coin.

Sur un mur blanchi à la chaux, le crayon du colonel Vico avait dessiné une petite scène composée avec une singulière élégance. C’était une scène de bal. Des femmes assises entre des candélabres et des fleurs nous rappelaient une vie dont nous étions séparés comme par la pierre d’un sépulcre. J’avais un goût particulier pour ce dessin. Je le contemplais à la manière dont les enfans contemplent les gravures, en envoyant mon esprit s’y promener. Le jour dont je parle, mea pensées et celles de mon hôte prirent une allure imprévue. La conférence des généraux en chef se prolongeait; l’ombre commençait à envahir notre chambre, et l’ombre est comme le son ; elle recèle toujours en elle quelque chose de vibrant et d’ému. L’un de nous se prit à dire : « Si nous allions apprendre quelque grande nouvelle! Il me semble qu’il y a quelque grande nouvelle dans l’air. » Et là-dessus longues dissertations sur tous les signes mystérieux qui trahissent la présence encore secrète de quelque nouveauté dans notre vie. Au milieu de ces propos, un aide-de-camp de lord Raglan entre brusquement et nous dit : « Messieurs, l’empereur Nicolas est mort. »

Quand un de ces hommes que Dieu a faits grands et radieux comme des étoiles vient à choir tout à coup, des hauteurs qu’il occupait, dans l’abîme éternel, c’est pour chacun de nous une surprise toujours renaissante. Le cri biblique : comment le puissant est-il tombé? s’échappe d’un millier d’âmes obscures. Les plus simples, devenant philosophes à leur insu, se perdent en méditations infinies sur ces illustres trépas. L’empereur Nicolas était un de ces souverains qui prennent pour loi suprême de leurs actions le mot célèbre de Louis XIV, et partant, agrandissent ici-bas jusqu’à des proportions immenses les formes visibles de leur figure, en aspirant,