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sont nécessaires. Le général Bizot était aimé; sa mort avait causé une de ces tristesses si rares en ces momens où la mémoire est impuissante à retenir les noms de tous ceux qui succombent. Sa simplicité, sa bonté, sa valeur prodigue et sans faste, lui avaient conquis plus d’une affection que peut-être il ne soupçonnait point. Les sapeurs qui creusaient sa fosse, ceux qui portaient sa bière, avaient des larmes dans les yeux. Un attendrissement si contagieux se répandit dans la foule, quand le général Canrobert éleva la voix pour lui adresser les adieux suprêmes, qu’un de mes voisins, jeune officier égyptien attaché à l’état-major d’Omer-Pacha, se mit à fondre en larmes. Malgré ce qu’elle avait de bizarre, la sensibilité de ce pauvre musulman me toucha. Je contemplais ce visage oriental, éclairé par deux grands yeux noirs tout rayonnans de pleurs, avec une surprise bien exempte de toute ironie; je songeais à ces fraternités inattendues qu’engendre la guerre, et à ces lois impénétrables du destin, qui peut donner à votre convoi des pleureurs sur qui vous comptiez si peu.

Si les scènes lugubres abondaient forcément dans notre vie, nombre de spectacles vivans et joyeux trouvaient aussi moyen de s’y placer. Puisque je viens de nommer Omer-Pacha, je ne dois point passer sous silence les souvenirs que son arrivée m’a laissés. Rien de plus curieux que les troupes égyptiennes qui débarquèrent avec lui en Crimée. Malgré leur costume européen, ces. guerriers, enlevés aux rives du Nil, avaient quelque chose d’insolite que je considérais comme une bonne fortune pour mes yeux. Dans une grande revue qui fut passée près de Kamiesch, je me rappelle avec un plaisir tout particulier des sapeurs nègres, en tabliers rouges, qui semblaient appartenir uniquement à un royaume dont les intérêts pourtant n’étaient pas en jeu, le royaume de la fantaisie. Quant à Omer-Pacha, il n’avait rien dans sa personne qui fît songer à l’Orient. Son origine était sur ses traits, également étrangers à la béatitude somnolente des Asiatiques ou aux farouches ardeurs des Africains.

Un jour, au milieu d’un champ presque vert, car le printemps commençait à refleurir en dépit des hommes sur notre terre sanglante, une tout autre armée que l’armée turque offrit aussi une fête à mes regards. Les Piémontais venaient de nous rejoindre. J’aperçus pour la première fois ces troupes élégantes que j’étais destiné à revoir dans une guerre si différente de celle où elles m’apparaissaient. Les hommes portent toujours avec eux quelque chose de leur patrie. Dans le poétique uniforme des bersaglieri, j’entrevis cette Italie que j’avais saluée jusqu’alors de si loin, en gagnant soit l’Afrique, soit la Turquie, à l’horizon des mers ou derrière les cimes des montagnes. Dans ses habitudes, dans ses-allures encore plus que dans ses vêtemens, l’armée piémontaise nous apportait la figure, le