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mis immédiatement à l’œuvre. Dans l’espace de quelques semaines, j’appris à reconnaître les diverses variétés de fruits et de semences; je plantai une rangée de bananiers, j’aidai à réparer une partie du canal d’irrigation, je m’essayai tant bien que mal à faire de la fécule de manioc, tout cela au grand ébahissement d’un sambo qui gagnait en maugréant ses quarante sous par jour, et ne pouvait comprendre qu’un homme dans son bon sens pût trouver quelque plaisir au travail. J’en prenais cependant beaucoup, et, pour faire encore mieux mon apprentissage, j’avais l’intention d’acheter un charmant jardin d’un hectare de superficie, situé sur le bord du Manzanarès et parfaitement arrosé. On me l’offrait avec sa maisonnette et tous ses arbres fruitiers pour la modique somme de 38 francs. J’étais sur le point de conclure le marché, lorsqu’en allant consulter mon Italien je le trouvai étendu sur son lit, le crâne fracassé ; dans une rixe survenue après boire, un compagnon de bouteille lui avait asséné un terrible coup de bâton. Cette aventure refroidit mon zèle, et ne trouvant personne qui put me servir de professeur à la place d’Andréa Giustoni, je résolus de ne plus différer mon départ pour la ville de Rio-Hacha.

Je pouvais choisir la voie de terre ou celle de mer : la première me semblait infiniment plus agréable ; mais nous étions au commencement de la saison pluvieuse, et sans m’entourer d’une foule de précautions que je n’étais pas en mesure de prendre alors, il m’eût été impossible de faire transporter mes effets le long de la plage. D’ailleurs la course eût été horriblement fatigante. Les courriers de la poste, les seuls auxquels j’aurais pu demander de me servir de guides, font en trois jours le trajet de 175 kilomètres entre Sainte-Marthe et Rio-Hacha; cependant il n’y a pas même de chemin frayé d’une ville à l’autre, et il faut nécessairement suivre le bord de la mer entre l’eau bondissante et les hautes falaises dont le flot vient ronger la base. Souvent on doit saisir le moment précis où la vague se retire et courir en s’élançant dans l’eau jusqu’à mi-corps pour tourner l’extrémité d’un promontoire. Si l’on hésite un seul instant, la vague revient tourbillonner au-dessus du voyageur et le roule à travers les pierres éparses ou le broie contre la falaise. Vingt fleuves débouchent dans la mer entre Sainte-Marthe et Rio-Hacha. Pendant la saison des sécheresses, la plupart déversent leurs eaux dans une lagune marécageuse séparée de la mer par un cordon littoral ; mais pendant la saison des pluies ils s’ouvrent à travers les sables de nombreuses embouchures toujours changeantes, et parfois les courriers, dans leur marche de trois jours, ont à traverser plus de cent bras d’eau courante. Lorsque ces fleuves ne sont pas très profonds, on peut suivre la barre marquée par la ligne blanche des brisans; mais, tout en marchant sur le sable qui cède sous les pas, il ne faut