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séparent encore, bien qu’à un moindre degré, la race néo-latine et la race anglo-saxonne, on a peine à comprendre que les colonies espagnoles aient pu avoir un instant la pensée d’emprunter aux États-Unis leur programme politique et leurs institutions. Peu de temps avant mon arrivée sur la rade du Callao, un tragique incident était venu manifester cette antipathie instinctive de la façon la plus frappante et en même temps la plus cruelle. L’enlèvement de la frégate espagnole l’Esmeralda avait vivement blessé l’orgueil et le point d’honneur castillans. L’amour-propre national ne pouvait se résigner à reconnaître dans ce brillant fait d’armes le triomphe de l’audace sur l’incurie et l’imprévoyance. La frégate anglaise l’Andromaque était mouillée à très petite distance de l’Esmeralda pendant la nuit où lord Cochrane avait enlevé le bâtiment espagnol. Des marins de l’Esmeralda, qui, après avoir déserté leur poste au milieu de l’action, étaient parvenus à gagner la terre à la nage, assurèrent que l’Andromaque avait servi de point de réunion aux embarcations chiliennes, que des canots anglais avaient prêté à lord Cochrane leur concours, et que c’était à l’aide des amarres qu’ils avaient fournies que l’Esmeralda avait pu être emmenée aussi rapidement hors de la portée des forts. La crédulité populaire accueillit avec empressement cette version. Des Anglais se virent insultés dans Lima, et le capitaine de l’Andromaque ne jugea pas prudent de rester mouillé sous le canon du Callao. Il conduisit sa frégate à la hauteur de l’île San-Lorenzo, et c’est là que nous le trouvâmes à notre arrivée. Le Macedonian, frégate américaine, était également à l’ancre près de l’Esmeralda le jour où lord Cochrane exécuta son coup de main. Les Américains n’échappèrent pas plus que les Anglais aux soupçons des Espagnols. Le lendemain même, un canot ayant voulu communiquer avec la terre, fut invité par la garde du fort Saint-Philippe à ne point accoster. L’officier qui commandait l’embarcation ne tint aucun compte de cet avis. A peine eut-il mis pied à terre qu’il fut assailli par une multitude furieuse. Les soldats espagnols firent de vains efforts pour le sauver : il tomba victime de son imprudence, et avec lui périrent les seize hommes qui montaient le canot du Macedonian.

Si je ne me trompe, ce qui peut expliquer ces terribles haines de races, c’est moins le souvenir de longues guerres et d’antiques querelles que la différence même des tempéramens. Le sang latin est prompt à s’émouvoir. Le flegmatique dédain que l’habitant du nord oppose à ses enthousiasmes comme à ses emportemens l’irrite et l’humilie. Il devine sous cette enveloppe épaisse dont son esprit se raille une force morale qu’il ne peut s’empêcher d’envier, mais dont il ne veut pas subir le joug. C’est encore Abel et Gain. Il ne faut