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pont des peuples à demi civilisés. Changez en fortes chaînes, en câbles de fer, les légers cordages que les habitans de l’Amérique du Sud et de l’Inde jettent au-dessus de leurs immenses cours d’eau, et vous aurez le pont suspendu moderne. Il y a pourtant un pont plus simple encore que le pont de cordages, c’est le pont des montagnes, le sapin appuyé sur deux rochers au-dessus d’un précipice. Le principe de ce pont rustique a été d’abord appliqué aux États-Unis sous sa forme nouvelle : les ponts de bois en treillis, qui traversent tous les fleuves d’Amérique, ne sont autre chose que de grandes poutres artificielles jetées entre les deux rives, assez rigides pour ne pas plier sous les plus lourdes charges, assez légères pour qu’on puisse franchir par ce moyen les portées les plus extraordinaires. Aujourd’hui ces grandes poutres creuses se font surtout en fer, soit avec de la tôle, soit avec des barres dont le treillis imite tout à fait les treillis de bois des ponts américains. La première et la plus célèbre application de ce système nouveau fut faite par Stephenson au détroit de Menai.

Le pont Britannia est un immense tube formé par des pièces de tôle rivées les unes aux autres. Ce tunnel aérien, de forme rectangulaire, unit le Caænarvon à l’île d’Anglesea. Trois piles seulement le supportent; deux sont appuyées sur les rivages opposés, la troisième sur un rocher qui surgit dans le détroit. Cette troisième pile, nommée la Tour-Britannia, s’élève à deux cent trente pieds au-dessus du niveau moyen de la mer. Aux deux extrémités du tube, les maçonneries qui servent d’appui au pont ont jusqu’à cent soixante pieds d’élévation. Les vaisseaux passent librement sous le noir tube suspendu à cette immense hauteur. Les flots tourmentés du canal de Saint-George assiègent en vain les masses formidables qui le soutiennent, et leur éternel murmure se mêle au tonnerre retentissant des trains qui s’engouffrent dans la grande galerie de fer.

Veut-on savoir comment Robert Stephenson parvint à élever ces lourdes masses de tôle sur les piliers qui les supportent? Jamais opération plus grandiose ne fut exécutée par des moyens plus simples et plus ingénieusement combinés. Le tube fut construit sur le rivage même de la mer, sur un plancher en bois soutenu par d’immenses pontons plats. Les vaisseaux, chargés de tôle et de fer, venaient s’y décharger; des machines à vapeur y étaient installées pour découper la tôle, creuser les trous destinés à recevoir les rivets qui assujettissent les plaques contiguës. Ces rivets étaient martelés à la main, et l’on peut avoir une idée du spectacle que devait fournir le tube en construction, quand on songe qu’il n’y entre pas moins de deux millions de ces rivets en fer. Le plancher sur lequel reposaient les chantiers était supporté par quatre pontons de cent pieds de longueur. Tant que le tube resta inachevé, ces bateaux de-