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gloire, il ne pouvait lire sans fatigue que quelques scènes tout au plus, les premières scènes des Choéphores. Saumaise allait plus loin : l’intrépide savant, qui ne reculait guère devant les textes épineux, déclarait que pour lui Eschyle, d’un bout à l’autre, était inintelligible.

Or Eschyle et Pindare sont deux contemporains, et le moins accessible des deux n’est à coup sûr pas Eschyle. Bien que lyrique aussi, il a cet avantage qu’il écrit pour la scène, que sa poésie est dialoguée et s’appuie sur un drame. Toute action dramatique, même lente et presque immobile, est pour l’esprit un jalon conducteur, tandis que rien ne nous égare comme les brusques saillies, les bonds irréguliers de l’ode et du dithyrambe. Voilà donc pour le XVIIe siècle la véritable excuse : il ne pouvait goûter Pindare lorsque ses érudits et ses poètes renonçaient à comprendre Eschyle.

Mais d’où vient qu’aujourd’hui, sans avoir le génie de Racine, sans savoir le grec comme lui, sans même être un Saumaise, on peut entendre Eschyle, le sentir, l’admirer, ne pas lire seulement le début de ses Choéphores, mais son Orestie tout entière, ses Perses, ses Suppliantes, même son Prométhée, se complaire à sa poésie, en être ému, en contempler avec respect les colossales proportions, les audacieux profils et la décoration si pure, quoique massive et taillée à grands traits? D’où vient que ce genre de beautés n’est plus une énigme pour nous? Et je ne parle pas, notez bien, de quelques esprits d’élite pour qui le soleil brille quand les nuées couvrent la terre; j’excepte même quiconque a déjà lu deux merveilleux chapitres de l’Essai sur Pindare, où M. Villemain évoque en traits de flamme et illumine de ses magiques traductions ce mystérieux génie, « Eschyle, le grand Eschyle. » Je récuse ces deux chapitres, par excès d’impartialité, comme on doit faire de toute séduction par trop irrésistible. Je parle seulement du public tel qu’il est, livré à ses propres lumières, et je dis qu’aujourd’hui quiconque par hasard lit encore les tragiques se garde bien, si respectueux qu’il soit pour Euripide et pour Sophocle, de marchander la gloire au vieil Eschyle. Je dis que cette suprématie, dont jamais dans l’antiquité l’ancien roi de la scène ne fut complètement déchu, même après les victoires de ses jeunes rivaux, cette suprématie, qui nous semblait inexplicable, presque absurde, il n’y a pas quarante ans, aujourd’hui n’étonne plus personne, et s’il y avait une palme à donner, s’il fallait faire un choix entre ces trois génies, l’ombre d’Aristophane en bondirait de joie : ce serait à coup sûr son poète vénéré, ce serait Eschyle et avec lui la grande poésie, l’art simple, religieux et vraiment créateur, qui chez nous aujourd’hui obtiendrait la couronne.