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D’où vient, je le répète, cette métamorphose? Un voile s’est-il donc déchiré? ou bien sommes-nous plus simples dans nos goûts, de mœurs plus primitives, plus grands, plus généreux que nos pères? Il est permis d’en douter. Tout en valant mieux qu’eux peut-être au moins par certains côtés, ce n’est pas notre grandeur morale, ce n’est pas l’état de nos âmes qui nous aide à comprendre Eschyle. Est-ce la politique, le spectacle auquel nous assistons depuis deux tiers de siècle? Il faut le reconnaître, tous ces bouleversemens du monde, ces immenses triomphes, ces immenses revers accoutument l’esprit aux fortes émotions, aux plaisirs grandioses, et c’est aussi comme un enseignement pour pénétrer dans cette austère poésie que d’avoir quelquefois éprouvé par nous-mêmes certains grands sentimens dont elle est animée. Les mâles dévouemens, les civiques vertus, les patriotiques ardeurs des contemporains de Miltiade n’étaient que lettre morte, rhétorique, abstractions devant un trône absolu, tandis que depuis soixante ans, dans nos alternatives de liberté et de servitude, nous en avons par intervalle senti la réalité. Mais ni la politique, ni le patriotisme, ni même des causes plus directes, les progrès incessans de l’histoire et de l’ethnographie, n’auraient suffi à faire éclore cette nouvelle intelligence de l’antique poésie grecque sans une autre influence, sans quelque chose de plus révélateur, quelque chose qui parlât aux yeux. Je vais révolter peut-être certains amis des lettres qui s’offensent à l’idée qu’en aucun cas des formes, des figures, des signes matériels, les arts du dessin en un mot, soient pour elles des truchemans nécessaires, des commentaires vivifians. Rien n’est plus vrai pourtant.

Supposez en 1828 les Turcs vainqueurs à Navarin et la Grèce depuis trente-deux ans close et murée comme autrefois ; les beautés et le vrai caractère de l’archaïsme grec seraient encore à l’état de problème, soyez-en sûrs, aussi bien en poésie qu’en sculpture et en architecture. La délivrance de ce petit coin de terre a produit plus d’effet dans le monde des arts qu’on ne le croit communément. C’est la contre-partie du désastre de 1453. L’erreur où nous avait jetés la confiscation de la Grèce, l’affranchissement de 1828 nous en a délivrés. Il a fait justice à la fois et de la barbarie musulmane et du faux hellénisme, de l’hellénisme alexandrin et de sa contrefaçon romaine. Ce n’est pas seulement la flotte du sultan, c’est l’autorité de Vitruve (en ce qui touche à la Grèce) qui a sombré à Navarin. Un changement à vue, une lumière soudaine nous a fait voir le véritable art grec, l’art des grands siècles, chez lui, sur son propre sol, mutilé, en ruines, mais pur, sans alliage, non travesti, non commenté.