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J’assistais un jour à une leçon de chant qu’un maître habile donnait à une jeune personne de seize ans, blonde comme les blés. Elle tenait un lorgnon à la main et semblait suivre du regard la page de musique que le professeur, assis au piano, avait devant lui. Il lui disait et s’efforçait de lui faire comprendre l’air d’Amina au premier acte de la Sonnambula : Sovra il seno la man mi posa. La jeune personne, dont j’observais la contenance recueillie, écoutait le maître sans proférer un mot et sans manifester le moindre signe d’approbation, lorsque de grosses larmes s’échappèrent de ses beaux yeux bleus attendris. Ces larmes ont été la cause première d’une destinée étrange, pleine de trouble, d’amour et de poésie, que je raconterai un jour peut-être aux lecteurs de la Revue.

Le Théâtre-Italien, qui est décidément en veine de bon vouloir, a repris tout récemment, le 24 janvier, un vieux chef-d’œuvre de son répertoire : Il Matrimonio segreto de Cimarosa, qu’on n’a pas entendu à Paris depuis le départ de Lablache, qui était sublime dans le rôle de Geronimo. Cette musique délicieuse, tissue avec trois rayons de sentiment, de grâce et de gaieté innocente, remonte à l’année 1792, où elle a été créée et mise au monde sans doute par un beau printemps, car elle en a la fraîcheur et le parfum. Mon Dieu, pourquoi donc l’Italie a-t-elle désappris de rire, elle qui riait si bien nei tempi felici ! Comment la patrie de Boccace, de l’Arioste, du Corrège, de Cimarosa et de Rossini a-t-elle changé la langue divine de l’art et de la fantaisie heureuse en un vil patois de mélodrame? Comment... mais que les partisans de M. Verdi soient tranquilles, je ne toucherai pas aujourd’hui à leur idole. La musique du Mariage secret, que je viens de savourer comme un élixir de longue vie, n’inspire que de bons sentimens. Qui ne connaît le Mariage secret? qui n’a entendu ce chef-d’œuvre exécuté à Paris par les plus grands virtuoses du siècle, depuis Crivelli, Barili et sa femme, jusqu’à Lablache, Tamburini, Rubini, Mmes Malibran et Sontag? Aussi ne citerai-je pas les morceaux saillans d’une partition que tout le monde sait par cœur; je me permets seulement d’avouer, à ma honte, que je ne connais rien de plus beau au monde que l’air du ténor : Pria che spunti, etc., et que je donnerais, de grand cœur, ma part de paradis pour avoir écrit le duo du second acte entre Paolino et Carolina fuyant nuitamment la maison paternelle. Il ne faudrait même pas beaucoup insister pour me faire évoquer encore de charmans souvenirs à propos de ce duo, que j’ai entendu chanter du haut d’un balcon par une belle nuit d’été...

L’exécution du Matrimonio segreto, au Théâtre-Italien, n’est pas tout à fait ce qu’on pourrait désirer de mieux. Excepté Mmes Penco, Alboni dans Fidalma, et M. Badiali, qui chante et joue le rôle du comte Robinson en artiste de la vieille roche, tout le reste du personnel est au-dessous de la musique de Cimarosa. Il manque une voix de basse à M. Zucchini pour remplir le personnage important de Geronimo, qu’il joue du reste avec intelligence, et quant à M. Gardoni, il nous est impossible de supporter sa voix grelottante dans cette musique limpide, dont rien ne trouble la transparence. Tout bien compensé, la reprise du Mariage secret est une bonne mesure, qui attirera au Théâtre-Italien tous ceux qui n’ont pas perdu le goût des choses simples et éternellement belles. L’art musical vient encore d’éprouver une perte sensible. M. Girard, chef