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Canrobert, qui leur donna quelques pièces de monnaie. Ils demandaient l’aumône, nous dit un interprète, au nom de la plus complète des misères. La guerre les avait forcés à quitter leur toit. Où allaient-ils? Eux-mêmes l’ignoraient. Image du bonheur détruit, du foyer frappé, de la vie errante, ils se dessinaient sur ce beau ciel empourpré par un soleil couchant, qui pour eux n’éclairait plus d’abri. Ils rappelaient, dans leur détresse imposante par sa simplicité et par son étendue, les premières douleurs de ce monde, ces exilés d’une contrée disparue dont nous sommes tous les descendans.


XII.

Le 7 juin, dans la journée, je montai à cheval et je me dirigeai vers les attaques de droite. Cette partie du siège devait être le théâtre d’une action dont le général Canrobert désirait avoir de promptes nouvelles. J’arrivai, vers quatre heures, à la redoute Victoria. A quelque distance, en avant de cette redoute, était un plateau entouré d’une gabionnade qu’on nommait la batterie de Lancastre, parce que les Anglais avaient établi là autrefois les canons à immense portée dont ils voulaient faire l’essai sur Malakof. Je mis pied à terre, et je gagnai cet endroit, où je vis bientôt arriver le nouveau général en chef, suivi de tout son état-major. L’œil devait embrasser de ce lieu, dans tout son ensemble, le combat près de se livrer. En face de nous s’élevait un mamelon hérissé de canons, que l’on appelait le mamelon Vert. Ce mamelon était un degré sur lequel il fallait poser le pied pour arriver au faîte de l’échelle qui s’appelait Malakof. Nos troupes avaient reçu l’ordre de s’y établir.

Depuis plusieurs heures, notre feu avait redoublé d’énergie; la place y répondait avec furie et lançait sans interruption des projectiles désordonnés qui rappelaient le siège à ses premiers jours. Tout à coup nos batteries se taisent, une fusée traverse l’air : c’est le signal. Nos colonnes s’élancent au pas de course sur le mamelon Vert. Alors se renouvelle ce miracle d’impétuosité et d’audace où réside la force éternelle de l’armée française. Nos hommes ont l’air d’être portés en avant par le souffle des canons qui tonnent contre eux. Ils devancent jusqu’aux pensées, jusqu’aux espérances des chefs qui les ont lancés. A peine s’est-on écrié : « Ils sont partis, » que l’on entend dire : « Voilà des pantalons rouges dans la redoute, ils sont arrivés ; ce sont bien eux. » Il me semble voir encore en ce moment r aide-de-camp du général Pélissier, le spirituel et vaillant colonel Cassaigne, qui devait bientôt mourir à son tour pour l’œuvre qui le passionnait. Assis sur les gabions qui nous entouraient, le visage