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larmes, parmi les regards qui s’attachaient sur lui, au moment où il s’éloigna de cette terre encore sillonnée de ces boulets qu’il avait bravés tant de fois. Le général Pélissier l’accompagna jusqu’au navire où il s’embarquait. Là il embrassa dans son successeur tous ceux qu’il quittait. Bientôt nous reprenions à travers les mers la route de la France; mais la patrie elle-même, à l’horizon, cette patrie calme et radieuse, couronnée de ses grâces souriantes, n’était pas une assez puissante apparition pour nous faire oublier l’autre patrie, à la sanglante couronne, que nous laissions derrière nous.

Ce qui est resté dans mon esprit de ce nouveau voyage à travers des régions déjà parcourues, c’est un incident assez curieux de notre passage à Constantinople. En arrivant dans cette ville, où il devait s’arrêter quelques heures, le général Canrobert voulut rendre visite au sultan. Le grand-seigneur, lui dit-on, n’était point dans son palais, mais dans une sorte de pavillon attenant, je crois, à une mosquée où il se rendait quelquefois pendant le jour. Le général se fit conduire à ce pavillon. Il pénètre au milieu d’une cour entourée d’une grille derrière laquelle stationnait une foule à la recherche des spectacles comme la foule de tous les pays. Il demande à voir le sultan. Un gros vizir à barbe grise, d’une physionomie joyeuse, contenant avec peine son embonpoint dans une redingote étriquée, lui répond que sa hautesse est à table, et qu’il est interdit à qui que ce soit de la déranger; mais pendant ce colloque une pâle figure paraît à la fenêtre du pavillon ; le sultan est venu regarder ce qui se passait dans sa cour. Le voilà soudain qui descend et qui s’avance au-devant du général Canrobert d’un pas précipité. Je puis alors contempler de près le souverain de ce vieux monde musulman, si puissant autrefois sous ces voiles mystérieux et splendides qui ont tant perdu aujourd’hui de leur splendeur et de leur mystère.

Le sultan est jeune encore; il a un visage doux, un sourire gracieux et triste, une voix un peu faible, dont des oreilles respectueuses sont accoutumées, on le sent, à recueillir pieusement les moindres murmures. Ses vêtemens sont ceux de tous les Turcs. Son fez n’a point d’ornement; sa redingote, noire et droite, est un peu large. Ne serait-il pas resté un seul rayon des magnificences orientales chez le descendant de tous ces éblouissans fantômes qu’on ne peut évoquer sans être aveuglé par un éclat de pierreries? C’était ce que je me demandais quand, en regardant avec soin la rare apparition dont me gratifiait le hasard, j’aperçus entre les mains de ce souverain, si modestement vêtu, un tissu d’une merveilleuse finesse et d’une singulière blancheur. Dans un coin de ce tissu se détachait une fleur délicate et étincelante, brodée avec ces soies de l’Orient qui ont gardé des couleurs inconnues à nos contrées. C’était son mouchoir que chiffonnait le sultan, ce célèbre et poétique