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Toute œuvre humaine, quand elle est accomplie, exhale un parfum de tristesse qui est un des plus étranges mystères de ce monde. Plus l’œuvre est vaste, plus profonde et plus pénétrante est cette tristesse.

Voilà les pensées qui se levèrent dans mon esprit à ce moment de mon existence. J’ai l’habitude de m’interroger avec sévérité et, je l’espère, de me juger avec justice. Peut-être n’aurais-je point senti se dresser dans mon cœur cette chaire funèbre, où retentissait une éloquence désenchantée, si mes destins ne m’avaient point éloigné de l’entreprise qui s’était achevée loin de mes yeux. Ce qui est certain, c’est que chacun de mes pas sur ce sol où je ne pensais plus marcher éveillait pour moi un pénible souvenir. En prêtant une oreille attentive aux bruits lointains dont résonnait la campagne désolée qui s’étend entre Kamiesch et Sébastopol, je reconnaissais bien encore la voix du canon; mais ce n’était plus le canon des ardentes luttes, de la bataille passionnée et haletante dont j’avais emporté l’accent. De la forteresse isolée où on les avait relégués, les Russes continuaient à nous envoyer quelques boulets. Ils tiraient sur les soldats qui, pour alimenter le feu du bivouac, allaient arracher les poutres des maisons en ruines. Leurs projectiles égarés, vaine consolation de leur revers, écrasaient les derniers débris de leurs toits, et faisaient éclater dans leurs cimetières jusqu’aux pierres de leurs tombes.

Je vis encore tomber la neige et s’épanouir la verdure dans cette contrée où j’avais déjà vu le ciel et la terre changer bien souvent de robe et d’humeur. Je pourrais raconter ma vie sous la nouvelle tente qui abrita mes songeries, je ne l’essaierai point. Notre existence à chacun est semblable à un cours d’eau, pour me servir d’une comparaison biblique, non point seulement parce qu’elle va se perdre en des lieux inconnus, mais parce qu’elle réfléchit toutes les figures près de qui Dieu l’a fait passer. Celui dont la vie n’est qu’un ruisseau peut réfléchir d’immenses images. Qu’il montre son humble miroir au moment où les grands reflets s’y projettent; qu’il le cache quand ces reflets ont disparu. Voilà ce que je me suis dit en commençant ce récit, et voilà pourquoi je ne demanderai plus à la Crimée que de me fournir deux tableaux.

Je commandais un jour un détachement de chasseurs d’Afrique qui montaient la garde chez le général de Salles. Successeur du général Pélissier aux attaques de gauche, le général de Salles avait dirigé le 8 septembre les efforts héroïques qui furent tentés contre d’insurmontables obstacles. L’envie lui prit, par une belle matinée d’hiver, d’aller voir en détail tous les lieux témoins d’une action immortelle, depuis ce bastion du Mât, devant lequel le siège était né, jusqu’à cette tour Malakof, où il avait si glorieusement fini. J’ac-