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Le journal intime du chirurgien ne nous livre pas son secret. Ce journal, commencé dans une heure d’insupportable ennui, débute par d’insignifians memoranda : tel soldat guéri, tel autre mort à l’hôpital ; réflexions sur les blessures d’armes à feu, études sur certains cas de démence. Tout à coup cependant s’y détache un incident bien rare dans la vie du docteur : il est allé au bal. Une jeune fille s’y est rencontrée, avec laquelle le hasard lui a fait échanger quelques paroles. Parmi ces paroles, — simples propos en l’air, — il en est une qui a retenti comme un glas funèbre à l’oreille de Max Urquhart. Après avoir exprimé l’aversion instinctive qu’elle éprouve pour les « soldats, » cette enfant s’est aperçue qu’une opinion pareille pouvait blesser un homme appartenant à l’armée. — Vous, c’est différent ! lui a-t-elle dit, vous êtes médecin. Un médecin n’est pas un soldat. Son métier est de sauver la vie, non de la détruire… Vous n’avez certainement tué personne ?… — Le docteur n’a rien répondu. L’entretien, jusque-là confiant et gai, a langui tout à coup, et peut-être le mélancolique Urquhart n’en aurait-il gardé aucun souvenir, si, demandant à l’un de ses camarades le nom de sa jeune interlocutrice, il n’avait appris avec une sorte de stupeur qu’elle s’appelait miss Johnston. Ce nom, d’ailleurs si répandu, si vulgaire, se marie étrangement, dans la conscience du docteur, au lieu-commun si insignifiant par lequel miss Dora[1] Johnston a essayé de réparer une maladresse. Grâce à cette bizarre coïncidence, ce double incident, si futile au premier abord, prend une signification menaçante. Dora lui doit d’avoir fixé particulièrement, — sans qu’elle s’en puisse douter, — l’attention de son grave interlocuteur, et si elle le savait, peut-être n’en serait-elle point mécontente, car la singularité des incidens qui les ont, inconnus l’un à l’autre, mis en rapport, ce premier entretien, où elle s’est laissé engager sans savoir comment, où elle a paru blessante sans savoir pourquoi, lui ont laissé des souvenirs assez marqués. Nous l’apprenons aussi par son journal, car miss Dora, comme le docteur, tient à jour très scrupuleusement la chronique quotidienne de sa paisible existence.

Chacun des deux personnages, dans des chapitres régulièrement alternés, nous fait ainsi part de ses impressions les plus fugitives et les plus secrètes. On voit naître, on verra plus tard prendre corps et croître graduellement un amour improbable, un amour fatal. Le docteur Urquhart, chargé par un de ses plus jeunes et de ses plus brillans camarades d’aller demander la main de miss Lizabel Johnston, se trouve introduit ainsi dans une demeure dont le seuil eût dû lui être interdit à jamais. Le révérend ministre dont il sollicite le consentement paternel lèverait pour le maudire, — s’il le connaissait

  1. Dora, abréviation de Théodora.