Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/854

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moyen consiste à ne pas les payer. Le pauvre bourlaque ne peut aller se plaindre à la police ; il lui faudrait commencer par avouer sa position illégale. Outre les bourlaques, il est une autre classe d’ouvriers libres dont les manufacturiers emploient les bras par une location mensuelle : ce sont les soldats en congé ; mais autant les bourlaques sont humbles et soumis, autant ceux-ci sont arrogans. Le soldat russe doit servir vingt années : au bout de dix années, il est licencié si l’on est en temps de paix; toutefois il doit se présenter, à des époques périodiques, dans la ville de son district, et se tenir toujours prêt à partir. Rentré dans la vie rurale d’une manière temporaire, le soldat ne peut se marier avant l’expiration de son congé définitif; mais il n’est plus serf, et il échappe au traitement correctionnel de son ancien maître : il est kazionnie, c’est-à-dire sujet de l’empereur. Lorsque, pour une levée extraordinaire, on enrôle des hommes mariés, la femme et les enfans du soldat sont libres; ils appartiennent au tsar. Les soldats en congé ou libérés forment une catégorie spéciale d’ouvriers libres en Russie; ils se louent comme domestiques ou comme journaliers ; on en voit quelquefois servir comme portiers dans les maisons particulières, avec la poitrine couverte de décorations et de rubans de toutes couleurs.

Pour trouver réunis tous les élémens de la population petite-russienne, il faut aller au marché, à la foire, qu’on nomme le bazar. C’est ordinairement le dimanche que se tiennent ces marchés, dans les petites villes placées au centre d’une douzaine de villages qui appartiennent quelquefois au même seigneur. Le voyage au bazar est l’une des grandes affaires de la vie des paysans; c’est là qu’on apprend les événemens de la semaine, là qu’on retrouve ses connaissances et qu’on voit les nouvelles modes. Aussi les prétextes ne manquent jamais pour faire ce voyage du dimanche; on ne va point au bazar sans y porter quelques denrées, on n’en revient pas sans emplette : c’est un usage consacré. A côté des produits agricoles, exposés sur la place du bazar, sont rangées les marchandises de luxe, étendues sur le sol, jamais sur des bancs : ce sont des bijoux faux, des grenailles de verroterie, de perles, de corail, des tresses, des rubans, des étoffes imprimées. Tous ces objets sont spécialement vendus par des Juives. On y trouve aussi quantité de ces tableaux religieux peints sur bois que les paysans aiment tant à placer dans leurs chaumières, quelques instrumens de musique allemands, et même russes, surtout des accordéons et des chalumeaux rustiques. Les changeurs juifs ont seuls une petite table, où sont étalées les menues monnaies de cuivre et d’argent avec lesquelles ils escomptent les billets de crédit impérial, dont les paysans se débarrassent avec une perte de 1 pour 100.

On sait combien il a fallu d’efforts en France pour amener l’usage