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chaussures et des coiffures, etc. Rien n’est plus curieux que le calme et l’indifférence du négociant en présence des acheteurs; enveloppé dans une fourrure de mouton, assis sur un ballot, le koupetz ne fatigue pas le client par des propositions importunes; à peine daigne-t-il laisser tomber de sa bouche quelques monosyllabes. « Avez-vous cet article? — Non. — Quelque chose d’approchant? — Peut-être. — C’est trop cher. — Possible. — Cela ne vaut que tant. » Jamais le marchand russe ne répond à cette dernière observation ; il remet l’objet en place et revient s’asseoir à sa porte les bras croisés. Ce n’est pas tout d’ailleurs d’acheter chez un marchand russe : il faut encore payer, mais en monnaie qui lui convienne ; est-il obligé de rendre de la monnaie, il préfère reprendre sa marchandise, et le marché devient nul. Il se produit en Russie un phénomène monétaire assez singulier : c’est l’absence presque complète de monnaie d’or et d’argent. Tandis que chez les autres nations de l’Europe la monnaie d’or a subi une espèce de dépréciation, puisqu’elle se vendait à prime il y a une dizaine d’années et qu’elle circule au pair aujourd’hui, en Russie elle ne paraît avoir pris aucune extension. La monnaie d’argent est presque aussi rare, et la menue monnaie du même métal donne lieu à un agio considérable. Le gouvernement a émis, pour remplacer les espèces métalliques, des coupons de 1 rouble (4 fr.), de 3, de 5, de 10, de 25, de 50 et de 100 roubles. Ces billets ont naturellement un cours forcé. Or la rareté du numéraire métallique est devenue telle qu’il n’est possible de changer Un billet de crédit impérial qu’en subissant une perte qui varie, suivant les lieux, de 1 à 2 pour 100. Cette circonstance a enfanté une industrie lucrative, dont les consommateurs paient les frais et dont le gouvernement ne profite aucunement. Voici le calcul qui peut expliquer cette singulière anomalie économique d’une valeur créée avec un papier-monnaie fixe : un billet de 100 francs change de mains tous les dix jours, et perd à chaque mutation un escompte arbitraire de un pour cent ou minimum, soit 3 pour 100 par mois et trente-six pour cent pur année. Ainsi une valeur monétaire invariable, et qui représente le crédit du gouvernement, devient le point de départ d’une industrie qui prélève 36 pour 100 chaque année, et cela par le fait seul de la rareté des menues monnaies d’argent. On doit s’étonner que les économistes russes n’aient point encore signalé cette bizarrerie.

L’exportation des métaux précieux est formellement interdite, et en présence de la rareté du numéraire métallique on se demande ce qu’ont pu devenir les monnaies frappées en abondance depuis un siècle. On prétend que les serfs, qui ne se soucient guère de papier-monnaie et dont l’ignorance est telle qu’ils ne savent pas distinguer