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affaires par le crédit. Ils achètent la soie à soixante jours, sous la condition de payer l’intérêt du prix, s’ils vont jusqu’au terme, et de ne pas payer d’intérêts, s’ils effectuent le paiement dans les dix jours. Il est bien rare qu’ils ne s’affranchissent pas des intérêts par un paiement anticipé ; un négociant qui ne solde pas ses achats dans les dix jours de la livraison porte infailliblement atteinte à son crédit commercial. Ils traitent avec leurs acheteurs dans les mêmes conditions. Comme ils sont soumis, ainsi que nous l’avons vu, aux chances de la récolte et à celles de la mode, ils ne veulent pas se charger en outre des chances du crédit. Ce sont des négocians de la vieille roche, spéculant à coup sûr, autant du moins que le permet l’incertitude des prévisions humaines. La place de Lyon compte à peine une faillite par an. Malgré cette extrême prudence, la matière première représentant à peu près la moitié de la valeur des tissus, les crises prennent très vite des proportions considérables; aussi les négocians ne font-ils jamais d’approvisionnemens supérieurs aux besoins présumés d’une saison. Au moindre signe de diminution dans la vente, ils restreignent leurs achats s’il se peut, et en tout cas leurs commandes. S’ils fabriquaient eux-mêmes comme les Anglais, ils auraient un personnel d’ouvriers sur les bras, un outillage considérable, de vastes terrains occupés, ou se verraient contraints, dans les momens de crise, de fabriquer coûte que coûte pour ne pas laisser improductif un capital aussi important. C’est précisément ce qui rend lourdes pour leurs fondateurs les écoles d’apprentissage de Jujurieux, de Tarare et de La Séauve. Quand tous les ateliers sont fermés parce qu’on ne trouve plus d’écoulement pour les produits, Jujurieux n’en a pas moins ses trois cents ouvrières à nourrir. Au contraire, le fabricant lyonnais, qui commande à chaque compagnon une pièce à la fois, voyant le marché se restreindre, ne renouvelle pas sa commande, et tout est dit.

On comprendrait donc, avec ces habitudes invétérées dont quelques-unes sont des traits de caractère, que le commerce de Lyon pût hésiter; mais il fait plus : il se tient inébranlable dans ses anciennes allures. Les statistiques les plus exactes ne portent qu’à cinq mille seulement le nombre des métiers mus par des moteurs mécaniques, et ils sont presque tous placés hors de Lyon et du département du Rhône. A Lyon même, le moteur mécanique n’a encore fait de conquêtes importantes que parmi les théoriciens. Le commerce a donc provisoirement trouvé le moyen de soutenir la concurrence contre les prix anglais. A-t-il pour cela fait quelques sacrifices, et renoncé par exemple aux étoffes unies pour se rejeter uniquement sur les articles de goût? Il ne l’a pas fait et ne pouvait pas le faire. Jusqu’à présent, la supériorité de la fabrique lyonnaise au point de vue de l’art n’est pas menacée; cette supériorité incon-