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de sa trompe. Un violent coup de pique fut le juste châtiment de cette apparente désobéissance, et l’Ami-de-la-Lune, sensible à cet outrage, enlevant le filin par un coup de tête, le fit voler en éclats avec la même facilité que j’aurais eu à briser un léger fil de soie. Au toucher de la corde, l’intelligent animal avait compris qu’elle n’était pas assez forte pour soulever le poids de son camarade. Cet avertissement profita au docteur Hall, qui fit immédiatement croiser un triple filin sous le corps de l’éléphant en détresse. Sans témoigner une juste rancune pour un mauvais procédé, l’Ami-de-la-Lune, lorsqu’on lui remit la nouvelle corde, la tendit, comme pour se rendre compte de sa puissance de résistance. Satisfaite sans doute de cette expérience, la prudente bête, sans attendre les ordres de son mahout, se prit à haler vigoureusement, et sans saccades. Averti, par la tension du filin, du secours opportun qui lui était prêté, l’éléphant embourbé, par un effort vigoureux, se remit sur jambes, traversa d’un pas discret le pont de fascines, et reprit pied sur la terre ferme, à notre plus grande satisfaction.

La fortune parut vouloir nous tenir compte de ces labeurs, car nous nous étions à peine remis en chasse, que, comme à un signal, tous les éléphans de la ligne faisaient entendre le cri d’alarme et repliaient prudemment les anneaux de leurs trompes. Ces préparatifs de combat dénoncent le voisinage de l’ennemi avec tout autant de certitude que l’arrêt du chien le voisinage du gibier. Bientôt en effet nous vîmes dans une clairière le tigre qui se retirait au petit pas devant la ligne des chasseurs, et trois coups de fusil accompagnèrent sa retraite. Toute cette scène passa comme une apparition devant mes yeux éblouis, et je ne me rendais pas encore bien compte que je venais de saluer le roi des jongles dans son domaine, lorsqu’à la voix puissante d’Hammerton, notre escadron se mit d’une vive allure à la poursuite de l’ennemi. C’était, je te l’assure, un étrange spectacle, et le crayon d’un maître pourrait seul reproduire cette charge de grosse cavalerie dans toute l’acception du mot : les gestes passionnés des mahouts, l’ardeur guerrière de nos montures, les convulsions des arbres déracinés sous leurs pas, les efforts désespérés de nos porteurs d’ombrelles, cramponnés dans une position d’équilibre instable au dos des houwdahs. Je dois ajouter, pour être vrai, qu’au bout de cinq minutes je voyais avec une intime satisfaction l’Ami-de-la-Lune et ses confrères modérer leur allure, car mes trois fusils et moi-même avions eu notre bonne part de sauts et de soubresauts dans ce steeple-chase improvisé. Les taches de sang que nous rencontrions incessamment indiquaient la route suivie par le pauvre monstre, fort écloppé sans doute, car en général les tigres blessés chargent résolûment leurs