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yeux, et puis après va-t’en au chenil… Souhaite le bonsoir au père Gambille, et dis-lui que son fils Charlot est en bonne santé ; mais ne parle à personne de la promenade que tu viens de faire, entends-tu ?…

Le tisserand bossu ne se le fit pas dire deux fois. Rendu à la liberté, il se secoua comme un caniche qu’on a débarrassé de son collier et courut droit devant lui, au hasard, pendant cinq minutes ; mais il avait beau ouvrir les yeux, la nuit était profonde, et il ne retrouvait pas son chemin. Errant à l’aventure, le tisserand tantôt s’enfonçait dans la boue jusqu’à mi-jambe, et tantôt se heurtait aux ronces et aux buissons. La pluie recommençait à tomber, fine et serrée ; tout était noir au ciel et sur la terre. — Ils me le paieront, murmurait le bossu ; les vauriens !… M’arrêter en pleine nuit, me tourmenter, me maltraiter sans pitié… Ils ont beau se cacher, je finirai bien par mettre les gendarmes à leurs trousses !… Moi, je suis un homme d’ordre et je veux que force reste à la loi !… En attendant, me voilà mouillé jusqu’aux os… Quel chien de temps !…

— Halte-là, camarade ! cria une voix, où courez-vous à pareille heure ?…

Le tisserand Jagut ne répondit pas ; cette fois il avait affaire à deux gendarmes qui lui barraient le chemin avec leurs carabines. — D’où venez-vous, où allez-vous, qui êtes-vous ? demanda le brigadier.

— Je suis Jagut, le tisserand des Brandes.

— Vous êtes tisserand et braconnier aussi, n’est-ce pas ? De braconnier à chouan il n’y a que la main.

— Je vous dis que je rentre chez moi, reprit le bossu ; mais je ne sais en vérité pas d’où je viens.

— Vraiment ! répliqua le brigadier, vous ne savez pas d’où vous venez ? Je vais vous le dire, mon brave homme ; vous venez d’assister au conciliabule que les chouans ont tenu quelque part dans les landes, et vous allez porter le mot d’ordre dans les communes voisines !… Il y a une place pour vous dans la prison de Ségré ; vous y serez mieux qu’à barboter dans les ornières par une semblable nuit…

— Messieurs les gendarmes, dit en pleurant le pauvre Jagut, vous êtes dans l’erreur !… Il s’est passé des choses que je ne saurais vous raconter…

— Vous les raconterez au juge d’instruction…

— Je ne les dirai ni au juge d’instruction ni au président, répliqua le tisserand… Foi d’honnête homme, je suis innocent comme l’enfant qui vient de naître. Laissez-moi donc retourner chez moi, messieurs ; si vous voulez me faire l’honneur d’entrer, je vous offrirai un verre de vin blanc du meilleur cru… J’ai grand besoin de me reposer après les fatigues de la nuit.