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En sortant du chemin, ils ont tous défilé devant mon père et devant moi.

— C’est pourtant lui qui a tiré le premier coup de fusil.

— Est-ce vrai ? demanda vivement Françoise.

— Bien sûr, c’est lui ; mais il s’est sauvé par les prés… Il a peut-être rencontré d’autres soldats qui l’ont empêché de revenir. On disait hier au bourg qu’il en arrivait à plein les chemins.

— Ne parlez à personne de tout cela, enfans, dit Françoise ; vous nous feriez arriver quelque malheur.

La jeune fille s’éloigna, agitée par de tristes pressentimens. Tout en vaquant à ses travaux accoutumés, elle adressait au ciel de ferventes prières pour le jeune réfractaire qui venait chaque année faire la moisson à La Tremblaye. Depuis son enfance, elle lui avait voué un de ces attachemens durables, profonds, que rien n’altère parce qu’ils sont désintéressés et purs. Adroit et serviable, Charlot Gambille plaisait d’ailleurs à tous les habitans de la ferme. Avec des tiges de blé vert, il faisait des sifflets pour Jean, le plus jeune des garçons ; il fabriquait avec une serpe et un débris de planche de petites charrettes pour le cadet, et enseignait à l’aîné l’art difficile de tracer un sillon droit comme une flèche. L’aïeule avait aussi recours à lui pour raccommoder son vieux rouet usé par de longs services. Enfin jamais il n’adressait la parole à une jeune fille du bourg depuis que Françoise, sortie des catéchismes, avait atteint l’âge encore bien tendre et déjà sérieux de l’adolescence. Personne n’ignorait qu’il aimait celle de La Tremblaye, et dans tout le pays il n’y avait pas un habitant, riche ou paysan, plus heureux que lui ; mais ce bonheur avait cessé pour Charlot comme pour la fille du fermier Jacques Aubin le jour où le pauvre garçon était revenu du chef-lieu portant sur son chapeau le numéro fatal qui le condamnait à être soldat… ou réfractaire.

Charlot Gambille venait de tirer sur la troupe le premier coup de fusil qui eût encore retenti dans la commune. Surpris et comme épouvanté de sa propre audace, il se mit à courir par les prés en se dirigeant vers la lande où ses compagnons avaient passé la nuit. Après avoir traversé un ruisseau qui coule au fond de la vallée, le réfractaire fit halte sous un bosquet de coudriers pour recharger son arme. Ce fut alors qu’il entendit le bruit de la fusillade engagée du côté de La Tremblaye. Étaient-ce ses camarades qui se battaient sur la hauteur, ou bien quelque autre bande venue des paroisses voisines ? Il l’ignorait. Oubliant son rôle de fugitif, il se leva pour mieux écouter le bruit du lointain combat. À ce moment, un gendarme à cheval, qui courait donner l’alarme aux petites garnisons, des villages environnans, aperçut le réfractaire debout auprès