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Le premier mot de George fut un reproche sur la façon dont elle l’avait renvoyé la veille. Elle le regarda avec surprise, et, lui prenant la main : — Asseyez-vous, lui dit-elle, et écoutez-moi, car je n’ai pas voulu vous quitter sans vous dire adieu.

— Nous quitter ! cria George. Eh ! grand Dieu ! que dites-vous ?

Toutes les pensées qui l’avaient troublé durant la route disparurent et s’évanouirent devant cette menace d’une séparation à laquelle il n’avait jamais songé.

— Oui, reprit-elle d’une voix tremblante, oui, il faut nous quitter, parce que vous m’aimez, parce que je vous aime, parce que tous deux, hélas ! nous sommes si bien vaincus, qu’il n’y a plus de salut que dans la fuite. Si vous ne consentez à partir, c’est moi qui partirai. Je n’ai plus ni force ni courage, et ce sacrifice, qui seul peut nous sauver encore, je le demande à votre pitié, puisque je suis si lâche que toute vertu s’est anéantie en moi. Ne m’interrompez pas, laissez-moi finir ; je me suis promis de vous dire certaines choses, je vous les dirai. Après ce qui s’est passé hier entre nous, le doute ne m’est plus possible. Nous sommes arrivés à un moment fatal ; poussés par la passion de nos cœurs, nous allons tout oublier et entrer dans une voie misérable qu’il faut éviter à tout prix. Que ferons-nous, si nous succombons ? À votre premier signe, je me lèverai, je partirai, je vous suivrai. Et mon fils ? y avez-vous pensé, quel héritage lui laisserai-je ? Et cet homme, bon après tout, qui m’aime autant qu’il peut aimer, cet homme dont librement j’ai accepté le nom, que trouvera-t-il dans sa maison vide, lorsque je l’aurai quittée, au lieu du repos, de l’honneur et de la considération que je lui dois, puisqu’il me les a donnés ?… Resterons-nous au contraire ? Accepterons-nous cette triple honte dont le monde s’accommode, et à la pensée de laquelle tout mon cœur se soulève ? Vivrons-nous englués dans nos mensonges et sentant chaque jour nos âmes s’abaisser dans cette voie de trahison ? Exposerons-nous à tant de misères le sentiment qui exalte nos cœurs ? Dans nos causeries, souvent vous m’avez raconté la mort de votre père. Vous souvenez —nous de sa dernière parole : « Il n’y a d’éternel que la vérité ? » Ah ! George, restons dans la vérité, qui, pour nous, est le sacrifice et le devoir. Que Dieu ne me punisse pas de ce que je vais dire, car je ne fais aucun vœu coupable ; mais enfin, mon pauvre George, si j’étais veuve, à l’instant je mettrais ma main dans la vôtre. Je ne suis pas libre, vous le savez ; je ne veux trahir aucun des devoirs que je me suis imposés, et je ne veux pas non plus, entendez-vous bien, George, je ne veux pas jeter mon amour pour vous aux chances d’une vie impossible.

Elle s’arrêta, car ses sanglots la suffoquaient. George, le front ap-