Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/320

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les deux amis vivaient au hasard de la guerre, tantôt avec un corps d’armée, tantôt avec un autre, et ils restèrent ainsi sans destination fixe jusqu’au jour où ils furent attachés au général D… qui devait rouvrir les communications entre le gouvernement hongrois, alors réfugié à Szegedin, et la Transylvanie, où Bem, le terrible et légendaire capitaine, tenait la campagne, repoussait Jellachich et écrivait cette étrange lettre devenue célèbre : « Bem Ban bum ; » littéralement : « Bem bat Ban. » Sans être impossible, la tâche était difficile, car les corps de Haynau et de Paniutine s’approchaient pour débloquer Temesvar et pour empêcher le général D… de pénétrer en Transylvanie.

C’était dans la première quinzaine du mois de juillet ; Ladislas, attaché au général en chef, avait gardé avec lui George, qui s’était conduit d’une façon extrêmement brillante dans une affaire d’avant-garde ; ils partirent.

— Où allons-nous ? avait demandé George.

— Vers l’inconnu, lui répondit Ladislas, et, lui montrant les troupes qui défilaient à travers la campagne, suivies d’une immense quantité de chariots : — Beaucoup de ceux qui partent, ajouta-t-il, ne reviendront pas ! La route vous est ouverte, mon cher George ; je me repens de vous avoir entraîné dans mon aventure. Vous n’appartenez pas, comme moi, à une de ces nations qui ne doivent marcher que l’épée au poing, parce qu’elles sont depuis longtemps courbées sous la défaite. Ici rien ne vous retient, partez. Vous pouvez gagner encore la frontière turque, votre qualité de Français vous protégera ; moi, j’accomplis un devoir, car je suis de ceux qui ont fait le serment d’Annibal. Vous, vous êtes libre. Si, dans cette vie, vous sentez encore quelque chose vous poindre au cœur, n’hésitez pas, et ne me suivez pas dans l’enfer où nous allons entrer.

— J’ai passé la nuit à penser à tout ce que vous me dites, répliqua George ; je sais un peu fataliste, et je m’en vais, en fermant les yeux, où le destin me mène. Je ne suis pas César, mais je vous dirai, comme lui : « Le sort en est jeté ! »

All right alors ! s’écria Ladislas. Après tout, les empereurs de Russie et d’Autriche ne sont peut-être pas aussi noirs qu’ils en ont l’air, et nous passerons à travers leurs troupes comme les Hébreux à travers la Mer-Rouge.

George ne disait pas toute la vérité : il avait reçu des lettres de France ; celle de Pauline était triste et découragée.

« Croyez-vous, lui disait-elle, avoir bien fait en me laissant ainsi me débattre contre une inquiétude qui va s’accroître à toute minute par l’absence des nouvelles et par les dangers qui vous attendent à chaque coin de route ? N’avais-je pas assez de ma propre peine ?