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velles batteries ennemies qui, prenant position, cherchaient à faire taire l’artillerie magyare et à couper l’armée en retraite. Dans la direction de Temeswar, on pouvait apercevoir les différens corps hongrois qui continuaient leur marche autour du drapeau de l’indépendance.

Il était onze heures du matin environ. George et Ladislas avaient heureusement traversé le Nyarad ; quelques chevaux embourbés dans le marais s’étaient brisé les membres ; leurs cavaliers démontés suivaient à pied la petite colonne. C’était le seul accident qu’on eût éprouvé ; nulle mort n’avait encore frappé dans leurs rangs. Tout allait bien.

— Enfin nous sommes sauvés ! se disait George, qui pensait à Pauline.

Tout à coup on vit l’armée hongroise s’arrêter ; chaque corps fit halte à son tour ; un silence solennel régna dans cette multitude pendant quelques secondes, puis un immense cri résonna et couvrit de sa rumeur le bruit du canon. Des officiers, des ordonnances galopaient à travers les rangs, agitant leurs sabres et disant des paroles auxquelles on répondait par des clameurs de joie. — Il y a du nouveau, dit Ladislas, et franchement l’instant est mal choisi pour faire de l’imprévu.

À ce moment, un aide-de-camp s’approcha de Ladislas et lui expliqua en deux mots ce qui se passait. Bem venait d’arriver porteur d’un ordre qui lui donnait le commandement en chef, retiré au général D… D’un coup d’œil, Bem, que les soldats adoraient, car ils le croyaient invulnérable et invincible, avait jugé la position autrement que son prédécesseur ; il avait arrêté la retraite, ordonné à l’armée de faire face en arrière, et au lieu de se retirer devant la bataille, il se disposait à la présenter lui-même à l’ennemi.

Ladislas regarda l’horizon, dont les collines se couvraient de plus en plus ; on voyait les longues files blanches des impériaux s’avancer précipitamment, des corps de cavalerie les appuyaient sur les ailes, et l’artillerie les précédait ; il considéra pendant quelques instans le terrain fangeux et presque impraticable qui allait devenir le champ du combat ; il inclina la tête comme un homme résigné, mais non pas convaincu, et, prenant la main de George sans mot dire, il la lui serra dans une de ces étreintes suprêmes où le cœur bat tout entier. George, à cette nouvelle qu’une bataille sérieuse et peut-être définitive allait s’engager, laissa échapper un de ces jurons énergiques qui, à défaut d’élégance et de bonne façon, ont du moins le mérite d’indiquer nettement l’état d’un esprit. Or le sien était troublé, et l’espérance qui l’avait un moment soutenu s’échappait de nouveau.