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L’homme s’éloigna à grands pas, et Ladislas, laissant échapper un de ces sanglots qui déchirent la poitrine des plus vaillans, leva les bras au ciel en s’écriant : — O justice de Dieu ! que tu es lente à venir !

Une soif ardente brûlait ses lèvres, des frissons de fièvre passaient en lui. Tout meurtri par sa chute, il ne se remuait qu’avec peine et sentait au moindre mouvement le cœur lui défaillir. Il se traîna comme il put, s’appuyant sur son sabre et chancelant à chaque pas, jusqu’au Nyarad, qui coulait à quelque distance ; il s’assit sur la berge, il but à longs traits l’eau vaseuse où les chevaux avaient piétiné, où s’était mêlé bien du sang ; il se baigna le visage, et resta engourdi dans une vague torpeur, écoutant le bourdonnement du sang dans ses oreilles, en proie à une sorte de délire et vaincu par un féroce besoin de dormir que combattaient les lancinemens aigus de sa blessure.

Pendant qu’il était là, à la fois brûlant et glacé, il aperçut une silhouette humaine qui se détachait en noir sur les dernières lueurs du soleil couchant. Elle courait dans la plaine, s’arrêtait parfois, se baissait, se redressait et reprenait sa course irrégulière. Dans la confusion douloureuse où flottait son esprit, Ladislas se prit à regarder ce singulier fantôme avec la stupeur des malades que trouble la fièvre. La petite apparition allait et venait, faisant mille détours elle semblait en quête de quelque chose, et les hommes du moyen âge l’eussent prise pour une âme en peine qui cherche son corps. Involontairement Ladislas pensa à cette fée des marécages dont un de ses cavaliers avait parlé, lorsqu’une nuit il s’était égaré en faisant une reconnaissance. Il serra son sabre de la main en continuant à regarder le fantôme qui approchait toujours : tout à coup il reconnut Mezaamet. En apercevant Ladislas, la bohémienne jeta un grand cri et courut vers lui. — Où est George ?

Ladislas se leva d’un seul mouvement. — Grand Dieu ! dit-il, je n’y pensais pas ; où est-il ? N’est-il pas avec nos cavaliers ?

— Non, répondit-elle ; j’ai vu passer vos hommes sur la route de Lugos ; ils fuyaient sans se retourner, il n’en restait pas vingt, et George n’était pas avec eux. Depuis une heure, je cours dans la plaine, je regarde tous les morts au visage, il n’est point parmi eux, je ne l’ai pas encore retrouvé ; où est-il ?

Ladislas semblait anéanti ; il avait mis sa tête dans ses mains, et répétait : — Mon Dieu ! mon Dieu !

— Cherchons-le, dit Mezaamet, peut-être n’est-il que blessé ; nos gens connaissent la vertu des plantes, et nous le sauverons.

Ladislas s’appuya sur l’épaule de la petite fille, et ils partirent tous deux pour leur triste recherche. Ils se penchaient sur chaque cadavre. — Ce n’est pas lui ! disaient-ils, et ils continuaient leur