Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/425

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commerce, ses mœurs, il était devenu complètement néo-grenadin, et ne présentait aucun des traits saillans qui distinguaient ses compatriotes.

Mon hôte l’ingénieur, ou pour parler plus modestement le maréchal-ferrant Rameau, était encore un enfant de Paris, et son caractère n’avait en rien changé depuis son arrivée à Rio-Hacha.. Fils d’un huissier au ministère de l’intérieur, il avait fait ses études à l’école des arts et métiers d’Angers ; mais, comme il l’avouait lui-même, il n’avait jamais rien compris à la science et n’avait étudié que des recueils de chansonnettes. À sa sortie de l’école, il s’empressa de se marier, et depuis quelques mois déjà il était en ménage, lorsque, dans un café, il fit la rencontre d’un joyeux négociant du Havre que ses correspondans de Rio-Hacha avaient chargé d’expédier par le prochain courrier un ingénieur français qui sût forer un puits artésien. Le négociant propose l’affaire à Rameau. Le jeune marié hésite d’abord, mais la triple perspective de visiter le Nouveau-Monde aux frais d’une compagnie, de gagner une somme considérable et de mériter le titre d’ingénieur, le décide bientôt. Pour apprendre la théorie des puits artésiens, il achète un volume d’une encyclopédie populaire, fait pour le compte de la société grenadine l’acquisition des engins indispensables, embrasse sa femme et son vieux père, et le voilà déjà voguant sur l’Atlantique et s’efforçant, malgré le mal de mer, de parcourir son manuel. Arrivé à Rio-Hacha, il se met hardiment à l’ouvrage et fore au premier endroit qu’on lui désigne. Le travail marche bien pendant quelques semaines ; mais les outils se cassent sur un banc de rochers. Il les retire, les répare de son mieux et recommence le forage. Les machines se brisent de nouveau, et l’argent souscrit par les actionnaires se dépense en réparations et en achats. Des récriminations s’élèvent : on accuse l’ingénieur français de ne pas savoir son métier, et finalement on l’invite à donner sa démission ; quant aux outils, on les jette dans le trou de sonde, qu’on recouvre de quelques planches. Malgré l’évanouissement de tous ses rêves de gloire et de fortune, Rameau ne se décourage pas ; il se fait maréchal-ferrant, forgeron, armurier, brocanteur, maître d’hôtel ; il répare des arcs et des flèches, fabrique des étriers et des éperons pour les Indiens Goajires. La fortune lui sourit, et grâce à ses nombreux talens, il peut se permettre de faire tous les jours une sieste de plusieurs heures. Il a pris une comprometida pour gouverner sa maison et voit grandir autour de lui une demi-douzaine d’enfans de toutes les couleurs et complètement mis. C’était là mon amphitryon.

Le doyen des Français de Rio-Hacha était don Jaime Chastaing, menuisier-ébéniste de son état, mais rentier par nature. C’était un