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de nouveau dans le faubourg oriental de la ville, et les baigneurs rio-hachères reprirent leurs promenades matinales à l’embouchure du fleuve. En paix comme en guerre, les Goajires conservent dans la ville le droit de se gouverner eux-mêmes, et se rient des lois grenadines. Pendant mon séjour à Rio-Hacha, une femme fut assassinée par un Indien d’une tribu campée près de Bahia-Honda : le meurtrier s’enfuit aussitôt et parvint à se soustraire aux recherches de la famille irritée. Quelques mois après, le bruit se répandit parmi les Goajires que l’assassin était caché dans une maison de Rio-Hacha ; les frères de la victime, suivis de leurs amis, armés de flèches et de fusils, entrèrent dans la ville et fouillèrent toutes les maisons l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’ils eussent découvert le meurtrier tremblant. On le garrotta, on le transporta au-delà de l’embouchure, sur la levée de sable qui forme la pointe extrême du territoire goajire, puis le frère de l’Indienne lui trancha la tête d’un coup de machete. Toute la famille du criminel, découverte plus tard, eut le même sort, à l’exception de la femme, qui fut laissée pour morte sur le sable et eut encore la force de passer la rivière à gué et de venir mourir à Rio-Hacha. Cependant les Indiens acceptent quelquefois le prix du sang et pardonnent à celui qui les paie. Un négociant de la ville, don Nicolas Barros, a dans sa maison un petit Indien qu’il a racheté de la mort pour la somme de 40 francs.

Si les Rio-Hachères tremblent devant les Goajires, ceux-ci de leur côté redoutent les Cocinas et n’en parlent qu’avec frayeur. Ce n’est pas lâcheté chez eux, car ils sont les plus braves des hommes, et contre des flèches empoisonnées ils peuvent opposer des flèches de même nature et des balles de fusil qui vont plus sûrement à leur but ; mais les Cocinas sont anthropophages, et rien n’effraie plus les Goajires que la pensée d’être rôtis et dévorés après être tombés dans la bataille. La peuplade des Cocinas parcourt les savanes marécageuses qui s’étendent entre Maracaïbo et la sierra de Macuira, le long du golfe de Venezuela. Très peu nombreuse, comme la plupart des tribus d’anthropophages, elle compte au plus quelques centaines de guerriers ; mais elle est puissante surtout par la terreur qu’elle inspire. Quand même elle disparaîtrait, les souvenirs du passé protégeraient son territoire.

Malgré les recommandations de mes amis de Rio-Hacha, je me hasardai plus d’une fois dans les possessions de la république goajire, et j’allai visiter plusieurs groupes de ranchos. Il est vrai que d’avance je m’étais fait présenter au chef, connu par les Espagnols sous le nom de Pedro Quinto (Pierre V), espèce de géant, fier comme un mandarin chinois, d’une obésité qui prouvait sa richesse et l’habitude